son chien ? vous êtes mauvais sujet, partant séditieux ;
on vous applique la loi, et quelquefois on
vous l’applique un peu rudement, comme on fit
dernièrement à dix de nos plus paisibles habitants,
gens craignant Dieu et monsieur le maire, pères
de famille ; la plupart vignerons, laboureurs, artisans,
de qui nul n’avait à se plaindre, bons voisins,
amis officieux, serviables à tous, sans reproche
dans leur état, dans leurs mœurs, leur
conduite ; mais mauvais sujets. C’est une histoire
singulière, qui a fait et fera longtemps grand
bruit au pays ; car nous autres, gens de village,
nous ne sommes pas accoutumés à ces coups d’État.
L’affaire de Mauclair et de l’autre mis en prison
pour n’avoir pas ôté son chapeau, en passant,
au curé, au mort, n’importe ; tout cela n’est rien
au prix.
Ce fut le jour de la mi-carême, le 25 mars, à une heure du matin ; tout dormait ; quarante gendarmes entrent dans la ville ; là, de l’auberge où ils étaient descendus d’abord, ayant fait leurs dispositions, pris toutes leurs mesures et les indications dont ils avaient besoin, dès la première aube du jour ils se répandent dans les maisons. Luynes, Messieurs, est, en grandeur, la moitié du Palais-Royal. L’épouvante fut bientôt partout. Chacun fuit ou se cache ; quelques-uns, surpris au lit, sont arrachés des bras de leurs femmes ou de leurs enfants ; mais la plupart, nus, dans les rues, ou fuyant dans la campagne, tombent aux mains de ceux qui les attendaient dehors. Après une longue scène de tumulte et de cris, dix personnes demeurent arrêtées : c’était tout ce qu’on avait pu prendre. On les emmène ; leurs parents, leurs enfants les auraient suivis, si l’autorité l’eût permis.
L’autorité, Messieurs, voilà le grand mot en France. Ailleurs on dit la loi, ici l'autorité. Oh ! que le père Canaye[1] serait content de nous, s’il pouvait revivre un moment ! il trouverait partout écrit : Point de raison ; l’autorité. Il est vrai que cette autorité n’est pas celle des Conciles, ni des Pères de l’Église, moins encore des jurisconsultes ; mais c’est celle des gendarmes, qui en vaut bien une autre.
On enleva donc ces malheureux, sans leur dire de quoi ils étaient accusés, ni le sort qui les attendait, et on défendit à leurs proches de les conduire, de les soutenir jusqu’aux portes des prisons. On repoussa des enfants qui demandaient encore un regard de leur père, et voulaient savoir en quel
lieu il allait être enseveli. Des dix arrêtés cette
fois, il n’y en avait point qui ne laissât une famille
à l’abandon. Brulon et sa femme, tous deux dans
les cachots six-mois entiers ; leurs enfants, autant
de temps, sont demeurés orphelins. Pierre-Aubert,
veuf, avait un garçon et une fille ; celle-ci de onze
ans, l’autre plus jeune encore, mais dont, à cet
âge, la douceur et l’intelligence intéressaient déjà
tout le monde. A cela se joignait alors la pitié
qu’inspirait leur malheur ; chacun de son mieux
les secourut. Rien ne leur eût manqué, si les soins
paternels se pouvaient remplacer ; mais la petite
bientôt tomba dans une mélancolie dont on ne la
put distraire. Cette nuit, ces gendarmes, et son
père enchaîné, ne s’effaçaient point de sa mémoire.
L’impression de terreur qu’elle avait conservée
d’un si affreux réveil, ne lui laissa jamais reprendre
la gaieté ni les jeux de son âge ; elle n’a fait
que languir depuis, et se consumer peu à peu.
Refusant toute nourriture, sans cesse elle appelait
son père. On crut, en le lui faisant voir, adoucir
son chagrin, et peut-être la rappeler à la vie,
elle obtint, mais trop tard, l’entrée de la prison.
Il l’a vue, il l’a embrassée, il se flatte de l’embrasser
encore ; il ne sait pas tout son malheur,
que frémissent de lui apprendre les gardiens mêmes
de ces lieux. Au fond de ces terribles demeures,
il vit de l’espérance d’être enfin quelque jour
rendu à la lumière, et de retrouver sa fille ; depuis
quinze jours elle est morte.
Justice, équité, providence ! vains mots dont on nous abuse ! quelque part que je tourne les yeux, je ne vois que le crime triomphant, et l’innocence opprimée. Je sais tel qui, à force de trahisons, de parjures et de sottises tout ensemble, n’a pu consommer sa ruine ; une famille qui laboure le champ de ses pères est plongée dans les cachots, et disparaît pour toujours. Détournons nos regards de ces tristes exemples, qui feraient renoncer au bien et douter même de la vertu.
Tous ces pauvres gens, arrêtés comme je viens de vous raconter, furent conduits à Tours, et là mis en prison. Au bout de quelques jours, on leur apprit qu’ils étaient bonapartistes ; mais on ne voulut pas les condamner sur cela, ni même leur faire leur procès. On les renvoya ailleurs, avec grande raison ; car il est bon de vous dire, Messieurs, qu’entre ceux qui les accusaient et ceux qui devaient les juger comme bonapartistes, ils se trouvaient les seuls peut-être qui n’eussent point juré fidélité à Bonaparte, point recherché sa faveur, ni protesté de leur dévouement à sa personne sacrée. Le magistrat qui les poursuit
- ↑ Voyez la conversation du père Canaye et du maréchal d’Hocquincourt, dans Saint-Évremont.