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de sa femme et de sa mère ; il meurt pour le champ de son père et la maison de ses petits. Il ne se vante de rien. Il donne sa vie et il aimerait mieux vivre. Il ne prête pas sa peine à intérêt, ni sa sueur à usure. Il ne se promet pas qu’on lui mette, demain, comme une proie ou comme une récompense, la France entre les mains.

Il veut seulement garder sa terre et son libre horizon, sa blonde avec son rire et son ménage, son verger et ses pommiers. Il veut que les mains de ses enfants ne soient pas forcées de lâcher, dans l’agonie de la bataille, la maison et le champ qu’il a mis à l’abri derrière sa poitrine. Il tombe pour faire rempart de son corps à ces biens, et les leur léguer sans souillure. L’ennemi est celui qui souille. Toute violence subie est une flétrissure :

Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.

Vers quarante ans, on commence de faire ses comptes : si l’on n’y songe pas, les autres vous y forcent. Il est dur de garder sa jeunesse au delà de l’âge permis : jeune toujours, on n’a plus rien de commun avec des amis qui cessent de l’être ; et on n’est pourtant pas jeune avec ceux qui le sont. La plupart des hommes, si on leur montrait alors ce qu’ils furent à vingt-cinq ans et qu’ils étaient encore à trente, ils ne se reconnaîtraient pas. Ils rougiraient d’avoir été généreux, d’avoir été libres, en un mot d’avoir été les chevaliers d’un rêve : ce rêve n’est rien de moins que la vie : les demi morts le nomment mystique, pour empêcher de voir qu’ils ne vivent plus ; et les beaux