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pas un seul trait imprévu ou nouveau. Sa figure était faite pour toujours, dans le bois encore plus que dans la pierre.

Cependant, il manque à la guerre comme Jaurès lui-même : elle les eût réconciliés. Ils se seraient retrouvés, tous les deux, sur le plan de la Révolution et de la patrie en danger, qui est la terre de France levée dans son sang. Ils auraient pu agir et parler pour elle, être le bras de la nation et la voix de l’armée, dans ses souffrances inouïes et sa pourpre éternelle.

Sans être fort connaisseur ni peintre d’hommes, il l’était des idées générales, des peuples et des foules. Il excellait à surprendre dans un individu le caractère d’une tribu ou d’une classe. Pour un artiste c’est se tromper du tout au tout ; mais le moraliste n’y regarde pas de si près. Ainsi Marc Aurèle se trompe sur sa femme, mais non sur la vertu ; et les juges, qui font erreur sur les criminels, n’en font point sur le crime et le code.

Son portrait de Bernard Lazare est d’un grand sens. Il touche en lui à la question juive, cette vexata quaestio des siècles. Il y entre avec une bonne volonté qui lui donne de curieuses lumières. Les antisémites ne peuvent pas juger des Juifs, Péguy le sait. Mais les Juifs ne le peuvent pas davantage ; et il l’ignore. Ni les Juifs, ni les antisémites ne sont innocents : pour connaître et juger les Juifs, il faut se rendre libre de la race. Il faut avoir le cœur chrétien et la tête