Page:Peguy oeuvres completes 05.djvu/45

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comme des bêtes ; et leur joie m’a fait mal, encore plus mal, parce que tout d’un coup malgré moi j’ai saisi, ça m’a travaillé tout d’un coup dans ma tête, ça s’est éclairé tout d’un coup dans ma tête ; et malgré moi j’ai pensé ; j’ai compris ; j’ai vu ; j’ai pensé à tous les autres affamés qui ne mangent pas, à tant d’affamés, à des affamés innombrables ; j’ai pensé à tous les malheureux, qui ne sont pas consolés, à tant et tant de malheureux, à des malheureux innombrables ; j’ai pensé aux pires de tous, aux derniers, aux extrêmes, aux pires, à ceux qui ne veulent pas qu’on les console, à tant et tant qui ne veulent plus être consolés, qui sont dégoûtés de la consolation, et qui désespèrent de la bonté de Dieu. Les malheureux se lassent du malheur et ensemble de la consolation même ; ils sont plus vite fatigués d’être consolés que nous de les consoler ; comme s’il y avait au cœur de la consolation un creux ; comme si elle était véreuse ; et quand nous sommes encore toutes prêtes à donner, ils ne sont plus prêts à recevoir, ils ne veulent plus recevoir ; ils ne consentent plus ; ils n’ont plus faim de recevoir ; ils ne veulent plus rien recevoir ; comment donner à celui qui ne veut plus recevoir ; il faudrait des saintes ; il faudrait des nouvelles saintes, qui inventeraient des nouvelles sortes. Et j’ai senti que j’allais pleurer. Alors j’avais les yeux gonflés, j’ai tourné la tête, parce que je ne voulais pas leur faire de la peine, à ces deux-là, du moins.

Hauviette

— Oui, oui, vous avez inventé ça, aussi. Tout ça c’est très perfectionné. Vous avez un secret pour ça. Vous réussissez à souffrir plus que ceux qui souffrent eux--