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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

déclare les infractions de la concupiscence plus graves que celles de la colère. L’homme irrité agit sous l’effet d’une certaine douleur qui contracte secrètement son âme et le détourne de la raison ; celui qui pèche par concupiscence est esclave du plaisir ; il est évidemment plus déréglé et plus efféminé. Théophraste disait donc avec raison et en vrai philosophe que la faute accompagnée de plaisir mérite d’être plus sévèrement reprochée que celle qui vient de la douleur. Bref, dans un cas, le coupable est comme victime d’une injustice, et c’est la douleur qui le force à se mettre en colère ; dans l’autre, il court de son plein gré à l’injustice et se hâte d’agir pour satisfaire sa concupiscence.

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L’idée que tu peux dès maintenant sortir de la vie doit inspirer tous tes actes, toutes tes paroles, toutes tes pensées. S’en aller d’au milieu des hommes n’a rien de terrible, si les Dieux existent, car ils ne sauraient te faire tomber dans le mal. Si, au contraire, ils n’existent pas, ou s’ils n’ont aucun souci des choses humaines, que t’importe[1] de vivre dans un monde vide de Dieux, vide de providence ? Mais, certes, ils existent, ils ont souci des choses humaines, et ils ont donné à l’homme plein pouvoir d’éviter le mal véritable[2] ; s’il y avait quelque

    parfois ἰδιωτικὁν est adouci par le contexte, κοινὁτερον lui-même, dans les Pensées, n’est jamais qu’une litote ou qu’une locution polie. Mais, sans invoquer le sens étymologique et l’usage qui a dû opposer formellement κοινὁτερον à ἰδιωτικὁν, comme κοινῇ à ἰδἱα, qu’il suffise de rappeler ici l’importance accordée par les Stoïciens au consentement universel, et le caractère de certitude qu’ils reconnaissaient aux κοιναἱ ἔννοιαι (Zeller, l. l., p. 74 sqq.).

    Il suit de là que, s’il y a des contradictions dans la philosophie Stoïcienne, il n’y en a pas, du moins théoriquement, pour les Stoïciens, entre la philosophie et le sens commun ; qu’il était de bonne guerre pour un adversaire du Portique, ou permis à un dissident d’en appeler de cette philosophie au sens commun, et que Marc-Aurèle a pu, en conformité avec la doctrine de Zénon et de Chrysippe, comme d’Épictète, apprécier la même théorie par les deux mots : φιλοσόφως et κοινὁτερον. Ce qui est ici original et admirable, c’est l’indépendance philosophique et la sincérité de l’auteur des Pensées. Cette théorie qu’il défend ne lui a pas été enseignée par ses maîtres préférés, car elle est d’un Péripatéticien et contredit formellement la thèse stoïcienne, présentée par Stobée comme par Cicéron, de l’égalité des fautes : Crescere bonorum fidem non putamus (De Finibus, III, 14, 48) ; — πάνιων τε τὢν ἁμαρτημἁτων ἴσων ὅντων (Éclogas, II, 236).]

  1. [Conjecture de Nauck ou de Coraï.]
  2. [Ce mal véritable, que nous aurions plein pouvoir d’éviter, c’est le mal moral. Marc-Aurèle pense si peu à le nier qu’à l’avant-dernière ligne de cette pensée il oppose les bons aux méchants. Le mal moral ne dépend donc que de l’homme, n’est