Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
30
BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

Livre III

1

Il ne faut pas réfléchir seulement à ceci que la vie se dépense chaque jour, et qu’il nous en reste une partie de plus en plus petite. Réfléchissons en outre que, si nous vivons longtemps, nous ne sommes pas sûrs que notre pensée, égale à elle-même, suffise toujours à comprendre la vérité et à se pénétrer de la doctrine qui nous conduit à l’expérience des choses divines et humaines. Si notre esprit commence à déraisonner, nous pourrons toujours respirer, prendre des aliments, avoir des représentations et des tendances, [etc.,] mais ce qui s’éteint d’abord en nous, c’est le pouvoir de nous gouverner nous-mêmes, d’appliquer exactement et dans toutes leurs nuances[1] les règles du devoir, d’analyser nos impressions[2], de considérer s’il est temps de nous donner congé de la vie, et de résoudre tant de questions qui exigent une raison exercée. Hâtons-nous donc, non seulement parce qu’à chaque instant nous nous rapprochons de la mort, mais parce que l’intelligence de la suite des choses cesse en nous avant tout le reste.

2

Observez encore ceci : toute chose que produit la nature, quoi qui vienne à se produire en elle, garde même en cela

    revient souvent dans les Pensées : la nature est bonne. Cependant l’objection est prévue, au moins en partie : Marc-Aurèle y a répondu ailleurs (II, 11) en disant que, si les Dieux sont mauvais, la vie n’est rien pour nous. Cela suffit sans doute — et encore ! — à nous faire, de toute façon, mépriser la vie. Mais quelle est, dans le doute, la raison d’être honnête ? Uniquement le sentiment de l’amour-propre.

  1. L’interprétation de ce passage a été déterminée par une phrase de la pensée VI, 26, où se retrouvent les mêmes termes : πᾶν καθῆκον ἐξ ἀριθμῶν τινῶν συμληροῦται. [On peut aussi rapprocher de ce passage un texte de Cicéron (De Officiis, III, 14), où parmi les καθήκοντα (officia) est distingué le κατόρθωμα (rectum) : illud autem officium, quod rectum appellant, perfectum atque absolutum est, et, ut iidem dicunt, omnes numeros habet… On remarquera : 1o que les derniers mots de la citation traduisent exactement le τοῦς ἀριθμοὺς ἀκριϐοῦν de Marc-Aurèle ; 2o que cette expression devait être usuelle dans l’école, comme en témoignent les mots : ut iidem dicunt ; 3o que le mot κατόρθωμα, dont la définition nous est donnée ici, et sans doute aussi ailleurs (cf., par exemple, III, 12), n’appartient pas au vocabulaire des Pensées.]
  2. [Var. : « les apparences. »]