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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

ment à ce qui lui est donné et à ce qui est possible. Il ne préfère aucune matière d’action déterminée ; mais il suit son idée, se réservant de faire[1] de ce qui est dirigé contre lui la matière de son action. Ainsi, quand des objets qui pourraient éteindre une faible lampe tombent dans le feu, celui-ci s’en rend maître ; il s’assimile en brillant d’un plus vif éclat tout ce qui lui est apporté, il le consume et s’en sert pour grandir.

2

N’agis jamais au hasard ni sans rapporter aux principes de l’art de vivre la maxime de ton action[2].

  1. [Couat : « il se porte, mais sous réserve, vers les choses les meilleures, et il fait… ; » et, en note :

    « Les manuscrits donnent πρὸς τὰ ἡγούμενα, qui n’a pas de sens. Je crois qu’il faut lire προηγμένα, mot familier à la langue stoïcienne et qui signifie : « les choses placées le plus près du bien, » ou, avec moins de précision : « le bien. » Le sage a en vue le bien, mais il prévoit les obstacles qui l’en séparent, et de ces obstacles mêmes se fait une occasion d’exercer sa vertu. »

    Je n’ai pas cru pouvoir accepter la conjecture προηγμένα. D’abord, on n’en saurait donner ici, comme l’avoue M. Couat, qu’une traduction détournée ; et ce mot, à cause de l’usage qui en est fait, de la théorie capitale qui se résume en lui, tient une trop grande place dans la terminologie stoïcienne pour ne point avoir un sens très précis. Un texte de Zénon (cité par Stobée, Ecl., II, 156) définit cette expression qu’il inventa : ὃ ἀδιάφορον ὄν ἐκλεγόμεθα κατὰ προηγούμενον λόγον, et la distingue formellement d’ἀγαθόν (le bien) : οὺδὲν δὲ τῶν ἀγαθῶν εἶναι προηγμένον… οὺδὲ γὰρ ὲν αὐλῇ τὸν προηγούμενον εἶναι τὸν βασιλέα ἀλλὰ τὸν μετ′ αὐτὸν τεταγλένον, « car le premier des courtisans n’est pas le roi, mais le premier après le roi. » La santé, la vie, la fortune ne sont pas des biens pour les Stoïciens ; néanmoins Stobée, un peu plus haut (152, fin), les donnait comme exemples de προηγμένα. — En second lieu, la correction de ἡγούμενα en προηγμένα est bien hardie. — Les mots τὰ ἀγόμενα (« les choses qui attirent à elles ») que propose M. Stich se rapprochent sans doute beaucoup plus du texte des manuscrits ; mais s’ils sont synonymes de τὰ προηγμένα, on ne voit ni pourquoi Marc-Aurèle aurait renoncé ici à une locution consacrée dans l’école, ni l’avantage qu’il aurait eu à employer une périphrase aussi vague pour désigner le bien ; s’ils expriment une tout autre idée, c’est sans doute celle que traduit l’expression τὸ προηγούμενον, à la pensée V, 20, qui reprend, presque dans les mêmes termes, la théorie exposée ici. — Paléographiquement, τὰ προηγούμενα, conjecture de Gataker, que j’accepte, ne diffère pas plus que τὰ ἀγόμενα de τὰ ἡγούμενα. Marc-Aurèle donne en général à τὰ προηγούμενα le sens de prima ou priora (IV, 45 ; VII, 55 ; VIII, 49) ; ou parfois un sens dérivé : par exemple (V, 20), celui de proposita. C’est celui que j’ai adopté ici.

    La théorie de l’action sous réserve (ὑπεξαίρεσις, exceptio) est assez nettement exposée ici et plus bas (V, 20) pour qu’il soit inutile d’y rien ajouter. On verra plus loin (XI, 20, note finale) comment les Stoïciens s’en servent pour établir la liberté. Avant Marc-Aurèle, Sénèque (ad Lucilium, 85, 39) avait écrit : « Tu sapientem premi putas malis ? utitur. »]

  2. [Couat : « N’accomplis jamais aucun acte au hasard et sans avoir examiné de manière à n’en négliger aucune les règles pratiques qui le concernent. » — M. Couat donne ici, et de même plus loin (XI, 5), une traduction inadmissible de θεώρημα, après l’avoir entendu différemment au livre I (7 et 8). Ici et au livre XI, on dirait