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II. — Conquête des Gaules par le latin.


Insuffisance des preuves historiques. — Si les résultats qui précèdent imposent la conviction, et si la philologie contemporaine permet de les affirmer avec une complète assurance, en revanche l’histoire, avec quelque soin qu’on l’ait interrogée depuis trois siècles, ne nous a rien ou presque rien appris sur l’époque où le latin a supplanté en Gaule les langues indigènes. Non seulement les causes, les phases même de cet événement considérable nous sont inconnues, mais, à parler vrai, l’événement lui-même n’est pas historiquement établi[1].

Plusieurs sont enclins à croire qu’il existe de la substitution du latin aux parlers antérieurs des preuves directes ; ils allèguent d’abord que, si ceux-ci avaient persisté longtemps après la conquête, nous aurions sinon des livres, au moins des inscriptions rédigées dans ces langues. Or l’archéologie contemporaine n’en a guère mis au jour qu’une vingtaine sur le sol de la France, tandis que les inscriptions latines sont déjà au nombre de plusieurs dizaines de mille, et des découvertes fréquentes ne cessent d’accroître cette énorme disproportion. De ces faits on peut conclure en effet avec vraisemblance, que de très bonne heure on cessa complètement d’écrire dans les anciens idiomes, qui semblent du reste n’avoir jamais beaucoup servi à cet usage. Mais la question n’est pas là, et de ce qu’une langue ne s’écrit pas, on ne saurait en aucune façon affirmer qu’elle ne se parle pas. Il y a aujourd’hui des villages, où le patois est seul en usage pour la conversation, où cependant l’idée même qu’on puisse en mettre une phrase par écrit, fût-ce dans une lettre, à plus forte raison l’imprimer ou la graver sur une pierre, n’entre pas dans les cerveaux. Pour savoir si la langue épigraphique est toujours la langue parlée dans un pays, il suffit de faire le tour des cimetières. En Bretagne, aussi

  1. Il n’existe aucun travail d’ensemble sur la diffusion du latin dans les provinces, sauf Budinszky, Die Ausbreitung der lateinischen Sprache über Italien und die Provinzen, Berlin, 1881. Encore ce livre est-il plutôt historique que linguistique. Sur la romanisation de la Gaule, on lira avec grand fruit Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions politiques de l’ancienne France, 2e édition, 1887.