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LE ROMAN DE LA ROSE

propre, pensent et agissent comme des êtres réels, sont, dans les autres poésies du même genre, des marionnettes sans âme et sans voix, dont les membres n’obéissent qu’à des impulsions mécaniques ; dans le Roman de la Rose les sentiments que ces personnifications représentent sont personnels aux deux amants, ils expriment leurs différents états d’âme ; dans les autres œuvres ils n’appartiennent à personne ; ils se manifestent toujours les mêmes, sans nuance ; ils ne représentent « que de froides combinaisons de l’esprit, sans une parcelle de vérité ni de passion ».

Quant aux autres défauts qu’on reproche également au Roman de la Rose d’avoir introduits ou entretenus dans la littérature du moyen âge, tels que la casuistique de l’amour, la préciosité de l’esprit substituée au sentiment vrai, le cultisme de la femme, tout ce qui constitue, en un mot, l’amour courtois, il est certain qu’ils ont aussi profité de la popularité du Roman, mais dans une proportion moindre, car Guillaume de Lorris et Jean de Meun en partagent la responsabilité non seulement avec les poètes qui ont en même temps qu’eux contribué à la vogue du songe, de l’allégorie et des personnifications, mais aussi et surtout avec les poètes lyriques. Ceux-ci sont les vrais coupables, comme on l’a vu dans le chapitre qui leur a été consacré. En somme on a beaucoup exagéré l’influence pernicieuse du Roman de la Rose sur la poésie du moyen âge. On est allé jusqu’à dire qu’il avait fait perdre à la littérature française près de deux siècles et peut-être vingt poètes. Cette affirmation n’est pas soutenable. Un véritable poète aurait bien su s’affranchir des prétendues entraves de la mode. Elles n’ont point embarrassé Villon, qui n’était pourtant pas un homme de génie, et Dante a prouvé que dans le cadre d’un songe allégorique on pouvait enfermer un chef-d’œuvre.

BIBLIOGRAPHIE

Histoire littéraire de la France, t. XXIII, p. 1-61, t. XXVIII, p. 391-439. — G. Paris, La littérature française au moyen âge, 2e éd., §§ 111-115. — E. Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose, Paris, 1890, in-8. — Le Roman de la Rose, nouvelle édition, publié par M. Méon, Paris, 1814, 4 vol. in-8. — Le Roman de la Rose, nouvelle édition, publié par Francisque