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LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

monde des hommes, il n’était possible de conserver de l’intérêt à l’épopée animale que si l’on laissait aux personnages quelque chose de leur caractère primitif et traditionnel, et si, d’autre part, les situations où ils devaient se trouver n’étaient que le développement comique ou satirique des anciennes données. En un mot, il fallait qu’il n’y eût point solution de continuité entre l’histoire de Renard parente des fables et des contes d’animaux et l’histoire de Renard comédie humaine ; le lecteur devait être transporté sans secousse dans cet autre monde plus fantaisiste encore que le précédent et ne point s’y trouver dépaysé. C’est ce qu’ont compris quelques poètes, et en particulier les auteurs de la branche de Renard teinturier et jongleur et de celle du Jugement de Renard. Ces morceaux sont caractéristiques pour apprécier cette seconde phase de l’évolution de l’épopée animale.

Le premier est un véritable fabliau, une grosse farce bourgeoise : on pourrait remplacer les animaux par des hommes et la marche de l’action n’en serait pas amoindrie, l’intrigue moins claire. Nous y voyons Renard tomber dans la cuve d’un teinturier, en sortir tout jaune, et, ainsi déguisé, méconnaissable, se faire passer auprès d’Isengrin, auquel il s’adresse dans un baragouin comique, pour un certain Galopin, jongleur des plus habiles. Ils vont tous deux voler une vielle chez un paysan. Isengrin sort de cette aventure affreusement mutilé. Suivent alors une scène d’alcôve entre le loup et sa femme, le retour imprévu au logis de Renard qui surprend sa femme Hermeline convolant en secondes noces avec son cousin le blaireau Poncet, la célébration du mariage égayé par les chants du jongleur que personne n’a reconnu, la préparation du lit de l’épousée par Hersent, le pèlerinage de Poncet, accompagné de Renard, sur la tombe de dame Coupée qui n’est qu’un piège où il reste prisonnier, l’expulsion du toit conjugal d’Hermeline, une dispute échevelée entre elle et Hersent qui se reprochent leurs adultères et se battent, leur réconciliation, œuvre d’un saint homme qui décide Hersent à rejoindre Isengrin et ramène Hermeline à Renard. Ce tableau, dans son ensemble, est à coup sûr original, et l’auteur est sorti de la voie tracée par ses devanciers. Pourtant, comme le cadre dans lequel s’agitent les personnages est