Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
34
LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

ces plaids solennels et terribles à l’issue desquels un chevalier condamné sauvait sa tête en partant pour la Terre Sainte ne dépasse celle-ci en mordant, en finesse. Ajoutons toutefois que cette parodie n’a pas été créée de toutes pièces. Nous en retrouvons le germe dans un petit poème franco-vénitien, Rainardo e Lesengrino, qui, bien que la rédaction en soit du xive siècle, remonte certainement à un original français très ancien. On y voit, en effet, le loup demander dans un plaid vengeance de Renard, et là le roi, moins sceptique que Noble, juger cet adultère digne d’un châtiment ; on y voit aussi Chantecler se plaindre des mauvais traitements exercés sur ses poules et sur lui-même par Renard, mais sans cette jolie mise en scène de la branche du Jugement. C’est donc par une série d’essais, de tâtonnements que nos poètes sont arrivés à cette expression presque parfaite, qui fait vraiment honneur à l’art de nos ancêtres.

Outre ce mérite intrinsèque, la branche du Jugement en a eu un autre non moins grand, celui d’avoir fait et de faire encore la popularité du Roman de Renard hors de France. C’est elle, en effet, qui forme la base du Reineke Fuchs, ce poème si répandu en Allemagne et dont Goethe a publié, au commencement de ce siècle, une charmante traduction. À peine cette branche avait-elle paru qu’un poète flamand, Willem, l’interprétait ; à cette interprétation un continuateur ajouta le reste des aventures du cycle pour en former un complément, les unes présentées d’une façon dramatique, les autres rappelées au moyen d’allusions ou de dialogues. De la Flandre, cette nouvelle histoire de Renard passa dans les pays allemands où elle est toujours lue et goûtée, alors que, sur le sol gaulois, les poèmes qui lui ont donné naissance sont tombés dans un injuste oubli.

Cette même branche du Jugement a exercé en France, sur le cycle lui-même, une influence énorme, mais qui ne fut rien moins que bienfaisante. C’est de son succès que date l’ère de décadence du Roman de Renard. La plupart des branches, en effet, qui furent composées dans la suite ne sont que des reproductions de la scène qu’elle renferme ; dans presque toutes, on voit reparaître les accusations portées contre Renard, des ambassades dont la dernière le décide à reparaître à la cour, son juge-