Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/48

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
36
LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

gros poème d’autres œuvres de proportions plus modestes comme l’Ecbasis, le Luparius, le Pœnitentiarius où le loup, personnification de la luxure et de la gloutonnerie, a servi à flageller avec une violence inouïe les vices qui souillaient l’Église et dont la vue remplissait de tristesse et d’inquiétude certains esprits sages et austères, l’ignorance, la paresse, la débauche des prêtres et des moines, la cupidité et la simonie du haut clergé. Le renard n’était pourtant point un simple comparse dans cette lugubre mascarade : il y tenait le second rôle à côté du loup et souvent empruntait les gestes et l’habit de son protagoniste. Ne le voit-on pas dans l’Ecbasis chantant dévotement des psaumes sur une montagne et faisant une humble confession de ses fautes à haute voix ? Dans l’ancien Roman lui-même, Renard, sauvé de la mort grâce à l’intervention du prieur de Grandmont, frère Bernard, entre dans un couvent et s’y montre d’abord fort scrupuleux observateur de la règle. Mais qu’on ne s’y trompe pas ; l’intention ici n’est que comique. Il n’en est point ainsi dans l’Ecbasis, non plus que dans quelques branches de la dernière heure. Dans celles-ci Renard cesse d’être un type amusant ; ce n’est plus le malicieux qui trompe pour l’unique plaisir de tromper, qui se divertit des mystifications de ses victimes plutôt qu’il ne se réjouit du mal qu’il leur fait. Une ombre de tristesse se répand sur lui ; il devient froidement cruel. C’est un ennemi dangereux, impitoyable, qui flétrit et perd tout ce qu’il approche :

De lui ne se puet nus partir
Jusqu’à tant qu’il l’ait fait honir :
Une piece puet il reignier,
Mais après le fet tresbuchier,
Pendre as forche ou noier en mer,
Ardoir au feu ou essorber[1].


Voilà les noires couleurs sous lesquelles un des derniers chanteurs du goupil nous présente son personnage. Il rivalise de pessimisme avec les auteurs de Physiologus et de Bestiaires qui, depuis longtemps, avaient associé l’idée du mal à la pré-

  1. De lui nul ne peut se séparer — jusqu’à ce qu’il l’ait fait honnir. — Quelque temps il peut régner, — mais ensuite il le fait trébucher, — pendre aux fourches ou noyer en mer, — brûler au feu ou aveugler.