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que les différents patois qui continuaient à vivre obscurément dans la même province (normand, picard, bourguignon, etc.)[1]. »

Il ne saurait s’agir ni de trancher ni même de discuter ici cette question fondamentale, assez semblable à celle qui s’est posée depuis un certain temps devant les naturalistes, en présence de l’impossibilité où ils sont de fixer nulle part la ligne de démarcation entre la race blanche et la race noire. Elle est pour le moment très obscure encore. Un des plus profonds connaisseurs de nos patois de l’est, M. Horning, a essayé récemment de la reprendre en sous-œuvre, en commençant par établir si oui ou non il y a actuellement entre les dialectes des frontières. Il a cru pouvoir conclure positivement, mais ses arguments n’ont pas emporté la conviction de ses adversaires, qui persistent à croire que les démarcations, même figurées par une bande de terrain et non par une ligne, sont artificielles. Et ainsi ce premier problème, fondamental pourtant, tout réduit qu’il soit, tout susceptible qu’il semble d’être résolu par des constatations positives, n’est que posé. Il ne pourra être définitivement éclairci qu’à la suite de longues et consciencieuses enquêtes, menées systématiquement, avant que les patois soient éteints ou altérés, d’une part sur les frontières présumées, et en même temps dans d’autres directions, de façon que les résultats puissent être comparés.

La tâche est immense et très délicate, car les recherches doivent porter non seulement sur la phonétique des dialectes, à laquelle elles se restreignent trop souvent, mais sur tout le reste de leur grammaire — syntaxe comprise — encore si mal connue et en toute langue si difficile à pénétrer[2] ; en outre il ne semble pas possible qu’on continue à considérer les diffé-

  1. Gram. historique, p. 21. Par exemple le mot « normand » désigne aussi bien le dialecte dans lequel ont écrit les écrivains normands, tels que Wace, que l’ensemble des patois qui vivaient ou vivent dans la Normandie.
  2. Un exemple : l’homme-ci pour cet homme ci, un oreiller pour moi dormir, un saucisson pour moi manger, sont des constructions de l’Est ; on rencontre déjà la dernière dans Joinville, quoique Haase ne l’y ait pas reconnue. (Chap. CXLIL) — Elles sont aujourd’hui communes aux patois et au français d’une vaste région. Le germanisme : avoir bien aisé de faire une chose est bien plus restreint et caractéristique d’un domaine plus étroit. Or il y a des faits semblables en très grand nombre. Ils sont aussi importants, aussi spécifiques que les particularités phonétiques. Il faudra savoir leur géographie, leur origine, leur mode d’extension, avant de rien trancher, sous peine de juger avec une faible partie seulement des pièces du procès.