Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/523

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toujours soin de réduire à l’unité les formes multiples d’un même mot, un peu moins de 1800 mots, exactement 1775, sauf erreur commise dans ce travail fastidieux. De ce nombre 408 ont disparu sans laisser aucune trace[1], soit 22, 98%

Au reste ces chiffres n’indiquent pas exactement l’écart entre le vocabulaire du Roland et le nôtre, et les conclusions qu’on en tirerait seraient bien au-dessous de la vérité. J’ai déjà fait observer plus haut quelle illusion on aurait, en croyant qu’il suffit qu’un mot se soit maintenu dans le dictionnaire, pour qu’il n’y ait rien de changé à son propos dans le lexique.

Du XI et du XIIIe siècle même à nos jours, les mots ont subi un travail intérieur qui en a ou restreint ou étendu le sens, qui les a anoblis ou dégradés, bref qui les a changés, quelquefois si complètement qu’ils en arrivent à dire le contraire de ce qu’ils disaient antérieurement[2]. Par une conséquence de ce travail ou pour d’autres raisons, ils ont aussi varié, comme je l’ai dit, dans leurs emplois ; ils sont entrés dans un nombre plus ou moins grand de combinaisons, et ont tenu, par suite, dans le langage une place tantôt plus importante, tantôt plus effacée.

Si maintenant nous voulons l’apprécier dans sa valeur, il est certain qu’à quelque point de vue qu’on se place, le vocabulaire de l’ancien français mérite qu’on le place très haut. Homogène comme il ne l’a jamais été depuis, et comme il ne le sera plus jamais, il avait fondu la grande majorité de ses éléments dans un harmonieux ensemble, où presque rien d’étranger ne venait faire disparate. Sa richesse était extrême. L’énorme recueil de M. Godefroy, dont j’ai déjà parlé plus haut, en fait foi[3]. Le

  1. .Cela ne veut pas dire qu’ils ne soient pas restés, en composition par exemple.
  2. Braconnier a signifié chasseur, piqueur, avant de désigner celui qui chasse par fraude ; braire s’est dit pour crier, même en parlant de l’homme ; paier, c’est primitivement apaiser (pacare) ; poison s’applique dans l’origine à toute espèce de boisson, viande à toute espèce des comestibles ; galetas, nom d’une tour de Gonstanlinople, s’emploie des châteaux et non des taudis dans les combles ; quadrant, comme son étymologie l’indique, désigna d’abord des surfaces carrées ; guères, avant d’être influencé par la négation, a eu le sens de beaucoup. Les losanges ont été probablement les louanges ou devises inscrites dans l’écusson, repairer équivalait à rentrer chez soi ; denrée représentait ce qu’on peut acheter pour un denier, etc.
  3. Tout en tenant compte de la place énorme que tiennent des exemples souvent nombreux, chaque fois mis à la ligne, des renvois et de quelques doubles emplois, on se représente quelle était la masse des mots de la vieille langue en présence de ces 8 vol. in-4o, qui ne contiennent cependant que les mots étrangers au français moderne, ou qui ont pris depuis le XVe siècle un autre sens.