Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/540

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Ensuite, en dehors de ce cas, et lorsque la question de la variabilité ne se pose pas, il s’en faut encore de beaucoup que l’accord soit partout uniformément obligatoire. S’il y a plusieurs sujets, on peut, comme en latin, n’accorder qu’avec le plus proche : Vis li fu qu’en un lieu il e lireis esteit (St Thomas, 3941).

Si un adjectif, un verbe sont placés avant les substantifs avec lesquels ils sont en rapport, étant en quelque sorte indépendants de ces termes, qui ne seront exprimés que par la suite, ils peuvent rester invariables : Aiols a fait bataille pesant et dure. Molt l’en est avenu bel aventure (Aiol, 1332)[1].

Enfin très souvent, au lieu d’accorder proprement avec les mots, on accorde avec l’idée qu’ils contiennent. Ainsi : Sa gent estaient occis (Joinv. chap. II). Cette dernière phrase montre bien quelle était sur ce point la liberté. Par rapport à sa, gent est pris pour un féminin singulier, par rapport à estoient occis pour un masculin pluriel. Et il ne faudrait pas croire que c’est l’autorité grammaticale seule, qui, en instituant la règle, a réussi plus tard à asservir la syntaxe. Sur bien des points, c’est l’instinct même de la langue qui a travaillé spontanément à amener ce résultat. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la différence profonde qu’il y a entre l’ordre des mots dans nos vieux auteurs et celui que nous observons nous-mêmes.

En ancien français, il y a des règles sans doute, ou pour mieux dire des usages à peu près réguliers ; ce n’est plus la liberté absolue du latin classique ; il reste du moins une très grande aisance. Ainsi, dès les origines, pour ne parler que des éléments essentiels de la phrase, on voit prévaloir la construction qui finira par devenir de règle absolue, qui consiste à placer le verbe entre son sujet et son régime, au lieu de le rejeter à la fin. Néanmoins il peut encore occuper cette place, ou au contraire passer devant son sujet et son régime. Grâce aux flexions nominales et pronominales, le sujet, même ainsi rejeté, reste reconnaissable. Aussi le voit-on céder son rang — chose qu’il fait aujourd’hui si rarement, et que dans certains cas il ne peut pas faire du tout — non seulement au verbe, mais à l’attribut,

  1. C’est sur cette règle de position que repose, au moins dans ses principes, la théorie des participes passés construits avec avoir, c’est par elle que les mots excepté, vu, etc., originairement adjectifs ou participes, sont devenus des propositions invariables.