Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/570

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le début de ce désordre. Nul, dit vers la fin du siècle, dans sa préface, un Lorrain qui traduit les psaumes de David, ne tient en « son parleir ne rigle certenne, mesure ne raison, et laingue romance est si corrompue, qu’à poinne li uns entent l’aultre ; et à poinne puet on trouveir à jourdieu persone qui saiche escrire, anteir, ne prononcier en une meismes semblant menieire, mais escript, ante, et prononce li uns en une guise et li aultre en une aultre ». L’étude qu’on peut faire des textes de l’époque confirme pleinement ce témoignage. Les meilleurs écrivains, Oresme, Froissart, Gerson, sont sans cesse en opposition avec eux-mêmes, et d’autre part leur langue à tous est à une telle distance de celle de la fin du siècle précédent qu’un scribe de leur temps, en transcrivant Joinville d’après l’exemplaire donné à Louis le Hutin le dénature complètement ; il a fallu pour rétablir le texte primitif une véritable restitution[1].

Ce n’est pas à dire que des causes nouvelles interviennent alors pour mettre en jeu des forces transformatrices jusque-là inactives. Nullement, les agents comme les effets sont au XIVe siècle les agents et les effets des âges antérieurs. La plupart des phénomènes linguistiques qu’on relève, même les plus importants, ne sont que la suite de phénomènes analogues, et marquent la conclusion, simplement même parfois une phase, d’une évolution précédemment commencée.

Je ne saurais trop insister sur cette observation au commencement de ce chapitre, bien qu’elle ait été faite d’une manière générale au début de mon étude ; il ne faut pas que la division que j’adopte moi-même trompe sur le caractère de l’époque. C’est celle d’une révolution sans doute, mais dans les langues — et à y réfléchir on comprend qu’il ne puisse en être autrement, — les révolutions intérieures, quelque soudaines que des circonstances extérieures favorables puissent les rendre, ne sont en général que le triomphe d’un nombre plus ou moins grand de tendances jusque-là ou faibles ou contenues, qui s’accusent ou se donnent carrière, mais dont les origines remontent quelquefois très loin. Il est même rare que ces tendances restent longtemps tout-à-fait latentes, et qu’on n’en aperçoive pas les

  1. On s’en rendra compte en comparant l’édition Michel, qui reproduit le manuscrit, à l’édition de Wailly, qui le corrige (Paris, 1868 et 1874).