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LES FABLIAUX

on ne les écrivait que rarement, on ne les rimait jamais. À quelle époque sont-ils parvenus à la vie littéraire ? Le plus ancien que nous ayons conservé — le fabliau de Richeut — est exactement daté de 1159, et différents indices nous permettent de conjecturer que le genre était alors très voisin de sa naissance. Où était-il né ? Dans la commune récemment affranchie, en même temps que la classe bourgeoise, par elle et pour elle, contemporain et solidaire de sa formation et de son développement.

À cette date de 1159, en effet, vers le milieu du xiie siècle, prend fin cette première période de notre littérature dont le caractère fut d’être exclusivement épique ou religieuse. Notre poésie, née dans la caste guerrière, toute féodale, s’adressa par la suite des temps, et très anciennement déjà, à un public moins aristocratique : aussitôt le goût de l’observation réaliste et railleuse, l’esprit de dérision pénètrent la seule forme poétique alors développée, et dans les hautaines chansons de geste se glisse un élément comique, plaisant, vilain. C’est le germe des fabliaux. Ainsi le bon géant Rainoart égaye de ses énormes facéties la sombre bataille des Aleschans. Ainsi, dans Aymeri de Narbonne, apparaît le type d’Ernaut de Girone, caricature héroï-comique, et qui ne déparerait pas nos fabliaux. On conçoit aisément que ces intermèdes burlesques se soient vite détachés des épopées : lorsque les jongleurs disaient quelque chanson de geste devant le menu peuple, ils devaient choisir à son usage ces épisodes comiques, et souvent la courte séance de récitation s’achevait avant qu’ils eussent trouvé le temps de revenir à leurs nobles héros. Leur public de vilains s’accoutume ainsi à les entendre isolément, à en rire, demande même de véritables caricatures d’épopées. Qu’on se rappelle ces antiques parodies, le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem et la chanson d’Audigier : l’une, fine, rieuse, avec ses gabs étranges, « le plus ancien spécimen de l’esprit parisien » ; l’autre grossière, ordurière. Tout l’esprit des fabliaux y est enclos déjà : dans la Chanson du Pèlerinage mesuré comme dans nos plus jolis fabliaux ; dans Audigier odieusement obscène comme dans nos contes les plus honteux. Quand, dans l’aristocratique chanson d’Aiol, le noble héros, beau, fier, pauvre, entre dans