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LES FABLIAUX

Mais ce sont là des sujets trop simples ; parfois cette belle humeur anime un petit drame plus complexe, savamment machiné, fait vivre quelques instants tout un monde minuscule de personnages plaisants. Le modèle en est dans le Vilain mire, ou dans les trois Bossus ménestrels, ou bien encore dans ce gentil chef-d’œuvre, les trois Aveugles de Compiègne. Clopin-clopant, trois aveugles cheminent de Compiègne vers Senlis. Un riche clerc passe, « qui bien et mal assez savoit ». Sont-ce de vrais aveugles ? Pour s’en assurer : « Voici, leur dit-il, un besant d’or pour vous trois. Il le dit, mais ne leur donne rien et chacun des trois ribauds croit que l’un de ses compagnons a reçu l’aubaine. — Un besant ! mais c’est de quoi faire bombance de vin d’Auxerre et de Soissons, de chapons et de pâtés. Les voici retournés à Compiègne, suivis du clerc qui les observe. Ils sont attablés dans une auberge et se font servir « comme des chevaliers » :

« Tien ! je t’en doing ! après m’en donne !
Cis crut sor une vigne bonne ! »

L’heure de payer est venue : c’est dix sous ! — « Soit, disent sans marchander les magnifiques compères ; voici un besant : qu’on nous rende le surplus ! » Mais où est le besant ?

— Dont l’a Rober— Je n’en ai mie !
— Dont l’a Robers Barbe-florie ?
— Non ai ! — Mais vous l’avez, bien sai !
— Par le cuer bieu ! mie n’en ai !

Ils se disputent, se battent ; le clerc « de rire et d’aise se pasmoit ». Il a pitié d’eux pourtant : « Je paierai, dit-il au tavernier ; ou plutôt le prêtre du moutier, qui est de mes amis, paiera pour moi. » Suit le bon tour que les Repues franches attribuent à Villon. La main dans la main, le clerc et l’aubergiste arrivent au moutier. Le clerc tire le prêtre à part : « Sire, j’ai pris hôtel chez ce prudhomme, votre paroissien ; depuis hier soir, une cruelle maladie l’a saisi ; il est tout assoti et marvoié. Voici dix deniers ; lisez-lui, pour le guérir, un évangile sur la tête. — Le prêtre dit donc au tavernier : « Attendez que j’aie chanté ma messe et je réglerai votre affaire. » L’aubergiste attend patiem-