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LES FABLIAUX

Rappelez-vous le gracieux lai d’Aristote, si universellement populaire au moyen âge qu’on en sculptait les héros dans les cathédrales, aux portails, aux chapiteaux des pilastres, sur les miséricordes des stalles, ou encore sur des coffrets d’ivoire et des aquamaniles :

Alexandre, le bon roi des Indes et d’Égypte, a subjugué les Indes et, honteusement, « se tient coi » dans sa conquête. Amour a franche seigneurie sur les rois comme sur les vilains, et le vainqueur s’est épris d’une de ses nouvelles sujettes. Son maître Aristote, qui « sait toute clergie », le reprend au nom de ses barons qu’il néglige pour muser avec elle. Le roi lui promet débonnairement de s’amender, mais incapable d’oublier la beauté de la jeune Indienne, « son front poli, plus clair que cristal », il tombe en mélancolie. Elle s’aperçoit de sa tristesse, lui en arrache le secret, promet de se venger du vieux maître « chenu et pâle » : avant le lendemain, à l’heure de none, elle lui aura fait perdre sa dialectique et sa grammaire. Qu’Alexandre se tienne seulement aux aguets, à l’aube, derrière une fenêtre de la tour qui donne sur le jardin.

En effet, au point du jour, elle descend au verger, pieds nus, sans avoir lié sa guimpe, sa belle tresse blonde abandonnée sur le dos ; elle va, à travers les fleurs, relevant par coquetterie un pan de son bliaut violet et fredonnant des chansonnettes :

« Or la voi, la voi, m’amie ;
La fontaine i sort serie… »

ou bien :

« Ci me tiennent amorettes
Ou je tien ma main… »

Maître Aristote d’Athènes l’entend, du milieu de ses livres ; la chanteuse

Au cuer li met un souvenir
Tel que son livre li fet clore.

« Hélas ! songe-t-il, qu’est devenu mon cœur ? »

« Je sui toz vieus et toz chenuz,
Lais et pales et noirs et maigres,
En filosofie plus aigres
Que nus c’on sache ne c’on cuide. »