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souvenirs d’oxford et de cambridge


est pleine de sportsmen ; il y en a toute une bande qui dîne copieusement et joyeusement à une grande table : les autres mangent peu et très à la hâte ; quelques bouchons de cliquot sautent au plafond. Voici une mode nouvelle : c’est une urne de métal argenté, très haute avec deux anses et une serviette roulée autour de l’orifice. On l’apporte aux convives de la grande table, et elle semble fort lourde ; chacun à son tour la prend par les deux anses, la soulève un peu et… disparaît dedans ! C’est positif : s’ils boivent, pourquoi boire si lentement et rester trois quarts d’heure dans cette urne comme pour y puiser des inspirations ?… Elle s’en va de mains en mains, revient, repart : on se la repasse sans cesse, elle est inépuisable ! 10 shillings à qui expliquera pour quel motif les étudiants de Cambridge piquent une tête dans une urne argentée, entourée d’une serviette blanche.

Mardi, jour de débat à l’Union. La grande salle est comble ; dans son fauteuil dort un président soliveau qui n’a guère plus à faire que son modèle de Westminster, et auquel on s’adresse en parlant pour suivre en tous points les coutumes parlementaires. Des deux côtés, les membres du comité : dans les tribunes des étrangers, beaucoup de femmes venues pour la may-week et désireuses d’entendre leurs fils ou leurs frères, peut-être même leurs fiancés. On discute la question d’Irlande.

Celui qui parle est un tory : un grand jeune homme bien tourné, qui doit avoir vingt et un ans ; son langage est correct, dénué d’artifices de style : on sent la préoccupation d’exposer nettement les idées et de les faire bien saisir. Il y a plus de talent et d’habitude chez celui qui lui répond et qui est, me dit-on, un très clever fellow. Il défend Gladstone et, rappelant une chanson américaine populaire dans la guerre de Sécession, déclare que si le home rule bill est mort, son âme vivra toujours et reviendra animer un autre corps. L’ironie est bien maniée, assez vive parfois sans cesser d’être courtoise ; les mots viennent facilement et frappent juste. La série des discours se poursuit, et Gladstone, qui sert si bien à exercer les jeunes orateurs, devient tour à tour ange ou démon : en général, ton élevé mis au service d’idées déjà arrêtées et raisonnées. La comparaison avec notre conférence Molé est presque à la défaveur de cette dernière, surtout si l’on remarque qu’il n’y a ici que de très jeunes gens, les mêmes qui donnent le meilleur de leur temps à la vie athlétique.

Les arguments ne peuvent jeter une bien vive lumière sur une question tant de fois discutée ; celui-ci pourtant a sa valeur. Après avoir retracé l’état révolutionnaire dans lequel se trouve l’Irlande.