Page:Pinot Duclos - Œuvres complètes, tome 1.djvu/265

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C’est avec bien de la répugnance que j’oserai dire que les gens naturellement sensibles ne sont pas ordinairement les meilleurs juges de ce qui est estimable, c’est-à-dire, de ce qui l’est pour la société. Les parens tendres jusqu’à la foiblesse sont les moins propres à rendre leurs enfans bons citoyens. Cependant nous sommes portés à aimer de préférence les personnes reconnues pour sensibles, parce que nous nous flattons de devenir l’objet de leur affection, et que nous nous préférons à la société. Il y a une espèce de sensibilité vague qui n’est qu’une foiblesse d’organes, plus digne de compassion que de reconnoissance. La vraie sensibilité seroit celle qui naîtroit de nos jugemens, et qui ne les formeroit pas.

J’ai remarqué que ceux qui aiment bien le public, qui affectionnent la cause commune, et s’en occupent sans ambition, ont beaucoup de liaisons et peu d’amis. Un homme qui est bon citoyen activement, n’est pas ordinairement fait pour l’amitié ni pour l’amour. Ce n’est pas uniquement parce que son esprit est trop occupé d’ailleurs ; c’est que nous n’avons qu’une portion déterminée de sensibilité, qui ne se répartit point, sans que les portions diminuent. Le feu de notre âme est en cela bien différent de la flamme matérielle, dont l’augmentation et la pro-