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durant mes promenades solitaires par les champs et les bois. Rien n’y rappelait la guerre et je m’efforçais de l’oublier. Je causais avec moi-même. N’ayant aucun devoir à accomplir, libre de toute besogne, débarrassé de toutes obligations mondaines et sociales dans mon isolement, je goûtai les charmes de la méditation, l’élaboration lente et progressive des idées que l’on porte en soi, avec lesquelles on vit et dans lesquelles on finit par s’absorber.

Bref, je compris, il me semble du moins que je comprenais la réclusion volontaire de Descartes dans son « poêle » de Hollande. Moi aussi je vivais dans un poêle et si j’y vivais malgré moi, il y avait certains moments où j’en arrivais à l’oublier… Quotidiennement, vers dix heures, j’interrompais ma besogne pour monter chez le bourgmestre au premier étage du « Rathaus ». C’était le moment pathétique de la journée. Allais-je y trouver quelques-unes de ces lettres qui étaient les seules distractions et le seul soulagement de mon exil…

Peu à peu je finis par connaître l’aristocratie de mon village, les « honoratioren », suivant l’expression consacrée. Le plus important, et aussi le plus cultivé d’entre eux, était le « superintendent » [1]. Nous échangions quelques paroles quand nous nous rencontrions. Je parvenais parfois à le faire parler de la guerre. Il parlait bien et avec plaisir. Il ne se doutait certainement pas du plaisir que j’éprouvais moi-même à l’entendre développer un thème avec lequel mes conversations d’Iena m’avaient familiarisé de longue date. La race et son influence historique revenaient continuellement dans ses discours. Romanisme, germanisme ! Pour lui tout était là. Le romanisme, c’était l’Église catholique, la forme l’emportant sur le fond, la convention et la tradition sur la liberté de la pensée et la conscience individuelle. Il ramenait d’ailleurs l’histoire du monde au protestantisme, et le protestantisme au germanisme. — Pourtant, Calvin ! lui objectai-je un jour. — Calvin, fit-il, c’est Luther adapté à l’esprit roman…

Une autre fois, la conversation tomba sur la liberté politique. Elle aussi était l’apanage des Germains. Luther en avait donné la vraie formule, formule incompréhensible, il est vrai, pour les étrangers. — Au fond, ajoutai-je, c’est que probablement cette notion de liberté est propre à un peuple qui n’est libre que d’assez fraîche date. Chez nous, le servage est aboli depuis le XIIIe siècle : il existait encore en Allemagne au commencement du XIXe. Pour des gens accoutumés

  1. Creuzburg est le siège d’une « super-intendance » luthérienne.