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Ce qui s’est passé, c’est un glissement spontané du pouvoir des mains du roi dans celles de l’aristocratie qui comprend à la fois ses fonctionnaires. On peut donc dire, avec vérité, que le fonctionnaire usurpe les fonctions qu’il remplit. Cela se fait tout naturellement, sans résolution, sans mouvement violent, parce que le fonctionnaire est le seigneur d’une quantité de ses administrés et le propriétaire d’une bonne partie de sa circonscription.

Remarquons d’ailleurs que la distinction se maintient très nette entre les pouvoirs privés qu’il possède sur ses terres et sur ses hommes, et le pouvoir public, les droits régaliens qu’il exerce au nom du roi, mais désormais à son profit. Il possède les premiers en nom propre, comme une partie de son patrimoine. Les seconds, il ne les tient que d’une délégation royale. Si le comte, dans son comté, est justicier suprême, chef militaire, percepteur de ce qui reste du vieux census romain, bénéficiaire du droit de gîte et percepteur du tonlieu, c’est parce qu’il est fonctionnaire. Seulement, tous ces pouvoirs qu’il exerce au nom du roi, il les exerce pour lui et le roi ne peut l’en empêcher.

En outre la puissance de l’aristocratie brise et réforme à son profit les circonscriptions de l’État. Celui-ci, depuis l’époque mérovingienne, est divisé en comtés. Ces comtés sont très petits, les comtes fonctionnaires peuvent parcourir assez facilement leurs comtés en un jour. Mais, dès le viiie siècle, les plus puissants d’entre eux se mettent à usurper le pouvoir dans plusieurs comtés voisins des leurs. D’heureux mariages, des arrangements à l’amiable, la violence, la faveur ou la crainte qu’ils inspirent au roi, les font bientôt agglomérer, en une seule masse territoriale, un nombre plus ou moins grand d’anciennes circonscriptions. Le nouveau comté, tel qu’il se forme alors par cet empiétement, devient une principauté, de même que le comte devient un prince. Le nom emprunté à la bureaucratie romaine lui reste, mais cet ancien agent du pouvoir central ayant absorbé le pouvoir qui lui était délégué, et agrandi la circonscription où il l’exerce, est maintenant, et va rester pendant des siècles, un petit souverain local.

Tout cela s’est accompli au milieu de violences et de perfidies inouïes. Le xe siècle est, avec le xve, l’époque de l’assassinat politique. La puissance territoriale des princes féodaux n’a pas été plus scrupuleuse dans le choix des moyens que celle des monarques absolutistes ou les tyrans de la Renaissance ; elle est seulement plus brutale. Chacun cherche à s’augmenter au détriment de son