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magne lui-même n’a pu transformer en réalité vivante. Comment la puissance politique eût-elle pu rester centralisée aux mains du roi, à une époque où les hommes entraient en masse dans les cadres de la grande propriété et de la clientèle seigneuriale ? Elle devait évidemment se transporter là où était la puissance effective et se cristalliser, si l’on peut ainsi dire, autour de ses véritables détenteurs. La protection des hommes n’est pas seulement la fonction primordiale de l’État ; elle en est aussi l’origine. Or le roi ne protégeait plus ses sujets ; les grands les protégeaient. Il était donc nécessaire et bienfaisant qu’ils démembrassent l’État à leur profit. Ils eurent certainement pour eux ce que l’on pourrait appeler l’opinion publique, disons le sentiment des peuples. Nulle part, on ne voit que les petites gens aient cherché à sauver la royauté. Elles ne la connaissaient plus.

C’est dans les centres étroits de principautés territoriales que s’est, pour la première fois organisé, un système de gouvernement et d’administration agissant sur les hommes. Le royaume était trop étendu. Il se bornait fatalement à une administration incontrôlable et n’atteignait pas les masses. Il en va autrement ici. Les princes territoriaux sont en contact avec la réalité, leur fonction privée les met en mesure de gouverner effectivement leur pays d’étendue médiocre, le nombre de leurs clients et de leurs vassaux y est proportionné et leur fournit un personnel. Chacun, sous des traits variés dans le détail mais partout les mêmes dans leurs grandes lignes, se met à la tâche. C’est ce travail obscur qui, au point de vue de la formation de la société, est ce qu’il y a alors de plus important et c’est là où il s’est accompli tout d’abord, dans les Pays-Bas et en France, que la société a été la plus avancée. Les rois par dessus cela occupent la scène ; les empereurs font de la grande politique. Mais ce sont les princes qui constituent le premier type d’organisation politique originale que l’Europe ait connu depuis l’Empire romain.

Nulle théorie naturellement, nulle conception consciente. La pratique se met d’elle-même d’accord avec la réalité.

L’armature de l’organisation territoriale, c’est la fortune foncière du prince, puisque c’est d’elle qu’il tient sa force. Les « cours » principales ou les mieux situées de ses domaines sont pourvues de travaux de défense et deviennent les châteaux (bourgs), centres de l’organisation militaire, financière et judiciaire. Ce sont habituellement d’assez vastes enceintes emmuraillées avec bâtiments