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des habitants. Le marché en fut naturellement non l’Italie toute proche qui, figée dans l’organisation agricole et domaniale, n’avait pas de besoins, mais la lointaine et dévorante Byzance. Et rien n’atteste mieux le contraste des deux civilisations que cette orientation de Venise vers l’Orient. Les progrès de l’Islam dans la Méditerranée, en restreignant le nombre de ports qui alimentaient la grande ville, profitèrent aux marins des lagunes. Leur commerce l’emporta bientôt, aux rives du Bosphore, sur celui de tous leurs concurrents. Leur ville sans terres, et uniquement tournée vers les flots, ramena dans le monde quelque chose qui ressemble à l’ancienne Tyr. Avec la richesse, elle gagna l’indépendance, secoua, sans rupture, la domination byzantine et constitua sous un doge (duc) une république marchande, d’un type unique au monde. Elle eût, dès le xe siècle, une politique dirigée exclusivement par l’intérêt commercial. On peut se faire une idée de sa richesse par sa force. La navigation lui imposait la domination de l’Adriatique troublée par des pirates dalmates. En 1000, le doge Pierre II Urseolo (991-1009) conquit la côte de Raguse à Venise et prit le titre de duc de Dalmatie. Elle ne pouvait permettre que les Normands, après la conquête de l’Italie du sud, s’établissent sur la côte grecque. Aussi la flotte coopéra-t-elle avec l’empereur Alexis pour repousser Robert Guiscard de Durazzo. Elle sut d’ailleurs se faire largement payer sa collaboration. En 1082, les Vénitiens reçurent le privilège de vendre et d’acheter dans tout l’Empire byzantin sans payer de droits, et ils obtinrent comme résidence un quartier spécial à Constantinople. Purement commerçants, ils n’hésitent pas à entrer en rapports avec les ennemis. Mais, à cette époque déjà leurs vaisseaux rencontraient dans la Méditerranée orientale de nouveaux concurrents. Les Pisans et les Génois avaient commencé, au cours du xe siècle, à combattre dans la Mer Tyrrhénienne les pirates musulmans. Ils avaient fini par s’emparer de la Corse et de la Sardaigne, et les Pisans, après avoir bataillé sur les côtes de Sicile, s’enhardissaient, déjà, au milieu du xie siècle, à insulter celles d’Afrique. Tandis que les Vénitiens furent marchands dès le début, Pisans et Génois font plutôt penser aux chrétiens d’Espagne. Comme eux, ils se consacrent avec passion à la guerre contre l’infidèle, guerre sainte, mais aussi guerre profitable, car l’infidèle est riche et fertile en butin. Le sentiment religieux et l’appétit du lucre se confondent chez eux en un même esprit d’entreprise dont on trouve la curieuse et énergique ex-