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III. Les marchands

Il reste à voir — et c’est une question essentielle — comment s’est formée la classe marchande qui a été l’instrument de ce commerce. La question est très difficile à cause du petit nombre de documents et ne sera sans doute jamais complètement éclaircie.

Constatons tout d’abord que les marchands (mercatores) sont des hommes nouveaux. Ils apparaissent comme créateurs d’une fortune nouvelle à côté des détenteurs de l’ancienne fortune foncière, de la classe desquels ils ne sortent pas.

Ils en sortent si peu qu’entre l’idéal de la noblesse et la vie du marchand le contraste a subsisté durant des siècles et n’est pas complètement dissipé. Ce sont deux mondes imperméables. De l’Église, il est encore moins question. Elle est hostile à la vie commerciale. Elle y voit un danger pour l’âme. Homo mercator nunquam aut vix potest Deo placere. Elle interdit le commerce au clergé. Toute son inspiration ascétique est en opposition flagrante avec lui. Elle ne condamne pas la richesse, elle condamne l’amour et la recherche de la richesse. Ce n’est donc pas d’elle non plus qu’a pu venir à cet égard le moindre encouragement.

Les marchands sortiraient-ils de la classe des vilains, de ces gens ayant leur cellule marquée dans les grands domaines, vivant sur leur mansus et menant une existence assurée et protégée ? On ne le voit pas et tout semble indiquer le contraire.

Si étrange que cela puisse paraître, il ne reste donc qu’une solution : les marchands ont pour ancêtres les pauvres, c’est-à-dire les gens sans terre, la masse flottante battant le pays, se louant à la moisson et courant les aventures, les pèlerinages. Il faut faire exception pour les Vénitiens, dont leurs lagunes ont fait dès le début, des pêcheurs et des raffineurs de sel qui approvisionnent le marché byzantin. Gens sans terre sont gens qui n’ont rien à perdre, et gens qui n’ont rien à perdre ont tout à gagner. Gens sans terre sont gens d’aventure, ne comptant que sur eux-mêmes et que rien ne gêne. Ce sont aussi gens de savoir et de ressources, qui ont vu du pays, savent des langues, connaissent des mœurs diverses et que la pauvreté rend ingénieux. C’est dans cette écume, n’en doutons pas, que se sont rencontrés les premiers équipages de course des Pisans et des Génois. Et au nord de l’Europe, ces Scandinaves