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et la puissance des villes. Elle atteint son maximum en Italie et son minimum dans les pays scandinaves et slaves. Le résultat en a été partout une perturbation plus ou moins profonde du régime économique rural et une transformation correspondante de la condition des classes agricoles.

L’apparition des villes, en effet, rendait impossible la conservation du régime domanial. Celui-ci, on l’a vu, se caractérise essentiellement comme une économie sans débouchés. Ne disposant d’aucun marché pour l’écoulement de ses produits, le domaine restreint sa production aux besoins de sa propre consommation et toute sa structure interne, procédés de culture, formes de tenures, prestations des hommes et rapports entre eux et le propriétaire, s’explique par cette situation spéciale. Or elle cesse d’exister du jour où les villes se forment, partout où se fait sentir leur action. Car, faute de marchands et d’artisans, la population urbaine est, peut-on dire en reprenant une formule chère aux physiocrates du xviiie siècle, une population stérile. Elle ne peut vivre qu’en faisant venir ses moyens de subsistance du dehors, c’est-à-dire en les achetant aux agriculteurs. Elle leur fournit donc les débouchés qui leur avaient manqué jusqu’alors. Partant, elle éveille chez eux l’idée du profit, puisque la production désormais est rémunératrice. Ainsi disparaissent à la fois les conditions morales et les conditions économiques auxquelles correspondait l’organisation domaniale. Le paysan, dont l’activité est maintenant sollicitée par l’extérieur, ne la considère plus que comme une entrave gênante. Et, par une conséquence nécessaire du nouvel état des choses, le seigneur lui-même éprouve davantage encore le besoin d’une réforme. Car les prestations de ses tenanciers, en vertu de la coutume, étant immuables, il s’aperçoit bientôt d’une fâcheuse décroissance de ses ressources. Ses revenus restent toujours les mêmes, tandis que ses dépenses grandissent sans cesse. Les gildes, en effet, par leurs achats, activent dans les campagnes la circulation monétaire ; l’argent y devient de plus en plus abondant et sa valeur diminue en proportion. Le prix de la vie est en hausse continuelle et les propriétaires, réduits à des recettes fixes, se voient entraînés sur la pente de la ruine. Pour la petite noblesse militaire, ne possédant en règle générale que des fiefs d’étendue médiocre lui permettant tout juste de vivre, la crise fut une véritable catastrophe. Une grande partie de la chevalerie, si nombreuse au xie siècle, a sombré dans la misère à la fin du xiie.