Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

constitution germanique qui s’y conservait dans ses traits essentiels garantissait en face du roi les droits des hommes libres, mais condamnait ceux-ci comme celui-là à une égale impuissance. Sur le continent, la haute aristocratie féodale n’avait diminué la situation du roi que pour augmenter la sienne ; la force avait passé du souverain aux princes territoriaux. En Angleterre, au contraire, elle ne se rencontrait nulle part. L’aristocratie qui constituait l’assemblée nationale empêchait la naissance d’un gouvernement monarchique, sans pouvoir gouverner elle-même. Fidèle aux vieilles coutumes germaniques elle était essentiellement conservatrice. Elle se composait de propriétaires fonciers, d’importance médiocre, vivant du travail de leurs serfs et de leurs clients. Le système féodal, la chevalerie, étaient inconnus. Les earls et les thanes anglo-saxons, armés de la hache d’armes et du glaive, combattaient à pied.

Politiquement et militairement, la Normandie l’emportait sur elle à tous égards. Dans sa terre, de la Canche à la Seine, le duc n’avait à compter avec aucun rival. Comme protecteur de la paix, il s’imposait au peuple, comme associé au clergé, comme suzerain, à la chevalerie et aux barons qui relevaient de lui leurs fiefs. Les domaines dont les receveurs rendaient chaque année leurs comptes à son « échiquier », étaient un modèle de bonne organisation. Les deux grands monastères qu’il fit élever à Caen, l’abbaye aux hommes et l’abbaye aux dames, ne prouvent pas seulement la prospérité de ses finances, la beauté de leur architecture témoigne aussi d’un progrès social qui paraît plus frappant si l’on songe à l’état primitif où en était encore à cette époque l’architecture anglo-saxonne. Tandis qu’en Angleterre la culture littéraire avait disparu de l’Église au milieu des troubles des invasions scandinaves, le clergé normand se distinguait par des écrivains comme Saint Anselme et Orderic Vital. Enfin, la puissance militaire du duc était redoutable. La chevalerie normande était incontestablement la première du temps. Il suffit de se rappeler ses exploits extraordinaires en Italie pour se rendre compte de sa valeur. Elle devait se lancer avec enthousiasme dans une conquête qui lui permettrait, de l’autre côté de la Manche, des aventures et des profits aussi brillants que ceux que Robert Guiscard et ses compagnons avaient trouvés en Sicile. D’ailleurs, Guillaume ne fit pas appel seulement à ses vassaux. Des chevaliers et des aventuriers français et flamands vinrent en grand nombre se joindre à eux.