Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/215

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pendant lesquelles les grands vassaux conservèrent une neutralité indifférente. Louis VII n’avait rien de remarquable ni comme militaire, ni comme politique. L’augmentation du prestige royal sous un tel prince n’en est que plus caractéristique. C’est de son règne que datent les débuts de l’historiographie royale et c’est sous lui qu’apparaît le premier ministre de la couronne dont l’histoire de France ait gardé le souvenir : l’abbé de Saint-Denys, Suger. Il est d’ailleurs en même temps le dernier ministre que la royauté ait emprunté à l’Église. Après lui, l’État se sentira assez fort, aura assez nettement conscience de sa tâche, se trouvera obligé de résoudre des questions trop nombreuses et trop difficiles, pour ne pas exiger chez ses conseillers une formation qui réponde directement à leur mission. Ses progrès l’obligent à rompre avec la tradition carolingienne et il ne pourra plus se contenter de collaborateurs sortis du clergé. Il lui faudra des gens d’affaires, des juristes, des hommes d’action qu’il recrutera parmi les laïques formés à son service, sortis des rangs de ces bourgeois instruits dont le nombre va croissant sans cesse. Suger se trouve à un tournant de l’évolution politique. Jusqu’à lui, l’État est si simple, ou pour mieux dire, si primitif, qu’un prélat, sans apprentissage préalable, peut être chargé de sa direction ; après lui, sa complexité croissante exigera des hommes spéciaux et son personnel cessera d’appartenir à l’Église, ou ne lui appartiendra plus que de nom[1].

Du règne de Louis VII à celui de Philippe Auguste, les progrès du pouvoir royal sont tels qu’il est impossible de les expliquer uniquement par le génie du roi. Ils se rattachent, en grande partie, aux transformations économiques et sociales causées par le développement des bourgeoisies. Durant la seconde moitié du xiie siècle, toutes les villes de la France du nord se sont constituées en communes jurées. Presque partout, dans les cités épiscopales, à Arras, Noyon, Senlis, Laon, Reims, etc. elles ont eu à lutter contre la résistance ou le mauvais vouloir de leurs évêques et contre eux ont imploré du roi un appui qu’il s’est empressé de leur accorder. Entre la couronne et les bourgeoisies s’établit ainsi une entente

  1. Cette restriction est indispensable car, depuis Suger jusqu’à Talleyrand et Fouché, l’Église n’a cessé de fournir à l’État des ministres et des conseillers. Mais ce ne sont plus des ecclésiastiques au vrai et plein sens du mot, ce sont des politiques n’ayant guère conservé de leur profession cléricale que l’habit et les bénéfices.