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sont pas. Ni Roechlin en Allemagne, ni Colet et Morus en Angleterre, ni le plus grand de tous Érasme. L’Antiquité agit moins sur eux par sa forme qu’elle ne dégage leur pensée. Elle l’affranchit de la tradition scolastique non seulement par la langue classique que tout de suite ils adoptent, mais par le point de vue nouveau auquel ils se placent. Le Miles Christianus d’Érasme peut être cité ici comme leur programme. Et qu’y apparaît-il encore ? L’esprit laïque ! Pas du tout l’esprit anti-religieux, au contraire. Mais la religion est envisagée comme une exhortation à la morale pour l’honnête homme. L’idéal n’est plus l’ascétisme, mais la vie civile avec tous ses devoirs. Elle était considérée comme un accessoire, presque comme une tolérance ; elle devient l’essentiel. De là, la lutte de sarcasmes chez Érasme, d’injures chez Ulrich de Hutten contre les moines et les magistri nostri (Epistolae obscurorum virorum, 1515). Mais de là aussi tout un plan de réformes en vue de l’avenir et notamment de réformes pédagogiques qui substitueront de nouvelles écoles aux écoles du clergé, où les enfants seront élevés dans le culte des belles lettres et où la « politesse » trouvera sa place dans une éducation qui ne doit pas préparer au cloître, mais à la vie. Les Adagia d’Érasme, parus en 1500, exercent une influence pédagogique qu’on ne peut comparer qu’à celle de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Pour la première fois, avec la Renaissance, l’école apparaît comme destinée à la culture de l’esprit. On peut dire que c’est à la conception que s’en sont fait les humanistes du nord que se rattache toute l’organisation de l’instruction jusqu’à nos jours. Le but, c’est le libre développement de la personnalité. Et de là évidemment la lutte contre les méthodes et l’ascétisme de l’Église qui doit finalement aboutir logiquement au « fais ce que vouldras » de l’abbaye de Thélème. Morus, comme Érasme, se prononce contre le monachisme, l’ascétisme, le célibat des prêtres, le culte des reliques, et il faut bien dire le mot, tendent à transformer le christianisme en une philosophia evangelica. Mais ils vont plus loin, ce n’est pas seulement la tradition ecclésiastique, mais toute la tradition sociale qu’ils veulent changer et, si l’on peut comparer les Adagia à l’Émile, on peut comparer le Moriae enconium (Éloge de la Folie), et l’Utopie au Contrat social. Évidemment l’esprit de la Renaissance dans le nord est révolutionnaire, mais il l’est purement de titre et se contente de se manifester par des frictions dont le Gargantua de Rabelais est comme la synthèse. Il ne part en guerre que contre l’Église. Il ménage l’État, attendant le succès de ses vues du progrès des lumières.