Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/448

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Quand on parle du rationalisme de la Renaissance, il faut s’entendre. Elle n’a pas poussé au delà des limites du bon sens. La liberté de pensée qu’elle revendique pour l’homme s’arrête devant les grands problèmes religieux et philosophiques. Son point de vue est tout humain et terrestre. La question de la destinée, celle de l’origine du monde, elle ne se les pose pas et accepte les idées chrétiennes. Sa philosophie ne dépasse pas le domaine de la morale pratique et de la politique, et les lieux communs des anciens en ces matières lui paraissent le dernier mot de la sagesse. Par delà le monde visible, elle est toute prête à admettre l’existence de forces mystérieuses et démoniaques. Il est assez curieux de constater qu’elle coïncide avec une recrudescence des pratiques de la magie, et elle a vu débuter sans protestations ces abominables procès de sorcellerie qu’il ne faut jamais perdre de vue si l’on veut apprécier exactement la mentalité des Temps Modernes.

Ce qu’elle apporte, ce n’est donc pas la libre pensée dans le sens actuel du mot, mais ce que l’on pourrait appeler un libéralisme intellectuel et moral. Or qui dit libéralisme, dit individualisme, et sûrement l’une des conséquences les plus certaines de la Renaissance, c’est d’avoir substitué à la conception sociale du Moyen Age, où le monde apparaît comme une hiérarchie de classes nettement distinctes ayant chacune sa fonction propre, ses droits et ses devoirs, l’idée que la valeur et la considération sont choses purement personnelles appartenant à chaque homme non en vertu de son rang, mais en vertu de son mérite. Il est très intéressant d’observer qu’en ceci la Renaissance place sur la terre ce que l’Église avait réservé au ciel. Car si l’Église reconnaissait et approuvait l’inégalité, résultat des rapports terrestres, elle ne fait, en revanche, dépendre le salut que du mérite personnel, si bien que l’individu, quelque soit le rang qu’il ait occupé ici bas, trouvera, devant la justice divine et dans la vie éternelle, celui dont il est digne. La remarque valait peut-être d’être faite. Ne prouve-t-elle pas d’une manière frappante l’inspiration essentiellement laïque et mondaine qui anime la Renaissance ?

Mais remarquons aussitôt que le libéralisme de la Renaissance est un libéralisme aristocratique. Ce qu’il proclame, ce ne sont pas du tout les droits de l’homme, mais seulement les droits des hommes, comme dit Rabelais, « libères, bien nayz, bien instruictz, conversans en compeignies honnestes ». Bref, son idéal, c’est le vir bonus dicendi peritus de l’Antiquité ; ce sera l’« honnête homme », le