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commandait le camp ne se montrait guère. Il laissait son subordonné, officier de réserve brutal et grossier, agir à sa place. Sous sa surveillance fonctionnait une organisation assez simple et dont les agents étaient recrutés parmi les prisonniers eux-mêmes. Il y avait un « chef de camp », des « chefs de district » et des « chefs de baraque » responsables de la discipline. C’est avec eux que les prisonniers se trouvaient en rapports. Tous les soirs paraissait un bulletin contenant les ordres et les règlements pour le lendemain. La police seule était confiée à des soldats et à des « Feldwebels ». Et ils l’exerçaient sans aménité. Constamment des perquisitions étaient opérées dans les baraques, des correspondances saisies et les « coupables » envoyés au cachot pour un ou plusieurs jours. Ces châtiments étaient monnaie courante. Bien des fois un avis fut affiché sur la porte de « l’Université » : « Le cours de M. X… ne se fera pas aujourd’hui, le professeur étant en prison »[1].

Mon père prit aussitôt sa place dans cet étrange milieu. Directeur du bureau de bienfaisance, il entrait en contact étroit avec les plus malheureux dont il cherchait à soulager les misères. Mais il se consacra surtout à soutenir moralement ses compagnons d’infortune en organisant pour eux un double enseignement. « Pour ma part, écrit-il, je faisais deux cours, l’un d’histoire économique pour deux à trois cents étudiants russes capturés à Liège au mois d’août 1914, l’autre où je racontais à mes compatriotes l’histoire de leur pays. Jamais je n’ai eu d’élèves plus attentifs et je n’ai enseigné avec un tel plaisir. L’aspect du cours d’histoire de Belgique était vraiment prenant. Les auditeurs s’écrasaient, les uns juchés sur des carrés de couchage empilés dans un coin de la baraque servant de salle de cours, les autres massés sur des bancs ou debout, le long des cloisons de planches. Quelques-uns se groupaient à l’extérieur devant les fenêtres ouvertes. Au dedans une chaleur étouffante tombait du toit de carton goudronné. Des milliers de puces jaillissaient de partout, sautillant au soleil comme les gouttelettes d’un arrosage très fin. Je m’imaginais parfois les entendre, tant le silence était profond de tous ces hommes écoutant l’un des leurs parler de la patrie absente et rappeler tant de catastrophes qu’elle avait subies et surmontées. Sans doute l’affluence du public inquiéta la « Kommandantur ». L’ordre me

  1. Henri Pirenne, Souvenirs de captivité en Allemagne, Bruxelles (Lamertin), 1921, p. 31-35. Ces souvenirs ont également parus dans la Revue des Deux Mondes, Paris, 1er et 15 février 1920.