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LACHÈS

Le navire où il était embarqué comme épibate[1] avait abordé un transport : il combattait avec une lance munie d’une faux, arme aussi supérieure aux autres, à l’entendre, que lui-même l’était à tous les combattants. Je vous fais grâce de ses autres exploits, mais voici ce qui advint de cette merveilleuse invention, la faux emmanchée au bout d’une lance. Pendant le combat, la faux se prit dans les agrès du navire ennemi et s’y accrocha : Stésilaos tire pour la dégager, sans y réussir. L’autre navire cependant passait le long du bord. Stésilaos courait sur le pont du sien sans lâcher sa lance. Puis, l’ennemi dépassant son navire et l’entraînant lui-même avec la lance qu’il tenait toujours, il la laissa glisser dans sa main jusqu’à l’extrémité du manche. Il y eut d’abord sur le transport force rires et applaudissements à la vue de son attitude ; à la fin, une pierre qu’on lui lança étant tombée sur le pont juste à ses pieds, il dut lâcher sa lance : alors l’équipage même de sa trière ne put se contenir davantage et rit aux éclats en voyant la lance pendre avec sa faux aux flancs de l’autre navire. Peut-être cet art a-t-il quelque valeur, comme le disait Nicias ; pour moi, je raconte ce que j’ai vu.

Je le répète donc : que ce soit là une science réelle, sans utilité appréciable, ou que cette prétendue science soit un mensonge sans réalité, il ne vaut pas la peine qu’on l’étudie. J’estime, quant à moi, qu’un lâche qui croirait la posséder et qui en prendrait plus d’assurance, n’en montrerait que mieux sa lâcheté, et qu’un brave, dans le même cas, guetté par les spectateurs, ne pourrait commettre la moindre faute sans s’exposer à la critique la plus cruelle ; car on en veut à qui affiche de telles prétentions en cette sorte de savoir, et, à moins d’accomplir des miracles de vaillance incomparables, le vaniteux qui s’y donne pour un maître peut être sûr qu’on se moquera de lui.

  1. Les épibates sont les soldats combattants embarqués sur les navires de guerre (trières). Ces combattants étaient au nombre d’une vingtaine par trière, tandis que les rameurs étaient environ cent quatre-vingts. Les épibates combattaient tantôt de loin, tantôt à l’abordage, et étaient armés en conséquence. — Les transports (ὁλκάδες) sont des navires non armés et plus lourds que les trières, qui appartiennent à la catégorie des bateaux de commerce (πλοῖα).