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GORGIAS

venue leur apporter son cortège de maladies, c’est à ces personnes qu’ils s’en prendront ; ce sont elles qu’ils vont accuser, blâmer, maltraiter s’ils le peuvent, tandis que pour les autres, les vrais responsables de leurs maux, ils n’auront que des éloges.

Eh bien, Calliclès, ta conduite en ce moment est toute pareille : tu vantes des hommes qui ont régalé les Athéniens en leur servant tout ce qu’ils désiraient ; on dit qu’ils ont grandi Athènes, mais on ne voit pas que cette grandeur n’est qu’une enflure malsaine. Nos grands hommes d’autrefois, sans se préoccuper de la sagesse ni de la justice, ont gorgé la ville de ports, d’arsenaux, de murs, de tributs et autres niaiseries[1] ; quand surviendra l’accès de faiblesse, on accusera ceux qui seront là et donneront des conseils, mais on célébrera les Thémistocle, les Cimon, les Périclès, de qui vient tout le mal. Peut-être est-ce à toi qu’on s’attaquera, si tu n’y prends garde, ou à mon ami Alcibiade, quand on aura perdu avec les acquisitions nouvelles tous les biens d’autrefois, quoique vous ne soyez pas les vrais coupables, mais seulement peut-être des complices.

Voici cependant une chose assez absurde dont je suis aujourd’hui témoin et que j’entends rapporter également à propos des hommes d’autrefois. Quand la cité met en cause pour quelque faute un de ses hommes d’État, je vois les accusés s’indigner, se révolter contre l’injustice qu’on leur fait, s’écrier qu’après tant de services rendus à l’État, c’est un crime de vouloir les perdre : pur mensonge ! Un chef d’État ne saurait être frappé injustement par la cité à laquelle il préside[2]. Il en est des soi-disant hommes d’État comme des sophistes. Ceux-ci en effet, si savants à tant d’égards, commettent parfois une étrange bévue : ils se donnent pour des professeurs de vertu, et il n’est pas rare qu’on les voie accuser un de leurs disciples de leur faire tort parce qu’il refuse de les payer et qu’il ne leur témoigne pas toute la reconnaissance due à leurs bienfaits. Quoi de plus illogique qu’un tel lan-

  1. Ils ont méconnu le principe sur lequel Socrate, au contraire, a attiré l’attention de Calliclès à 514 a et surtout à 504 e.
  2. L’argumentation s’achève en paradoxe : c’est en quelque sorte une infériorité de l’homme politique sur un Socrate (cf. 521 d, 511 b) de ne pouvoir être injustement victime de ses concitoyens.