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GORGIAS

cherche jamais à plaire par mon langage, que j’ai toujours en vue le bien et non l’agréable, que je ne puis consentir à faire toutes ces jolies choses que tu me conseilles, eje n’aurai rien à répondre devant un tribunal. Je te répète donc ce que je disais à Polos : je serai jugé comme le serait un médecin traduit devant un tribunal d’enfants par un cuisinier. Vois un peu ce que pourrait répondre un pareil accusé devant un pareil tribunal, quand l’accusateur viendrait dire : « Enfants, cet homme que voici vous a fait maintes fois du mal à tous ; il déforme même les plus jeunes d’entre vous en leur appliquant le fer et le feu, 522il les fait maigrir, les étouffe, les torture[1] ! il leur donne des breuvages amers, les force à souffrir la faim et la soif ; il n’est pas comme moi, qui ne cesse de vous offrir les mets les plus agréables et les plus variés. » Que pourrait dire le médecin victime d’une si fâcheuse aventure ? S’il répond, ce qui est vrai : « C’est pour le bien de votre santé, enfants, que j’ai fait tout cela », quelle clameur va pousser le tribunal ! Ne crois-tu pas qu’elle sera plutôt vigoureuse ?

Calliclès. — C’est possible ; c’est même probable.

Socrate. — Tu admets donc qu’il sera fort embarrassé pour bse justifier ?

Calliclès. — Évidemment.

Socrate. — Eh bien, je sais que la même chose m’arriverait si j’étais amené devant les juges. Je ne pourrais me vanter de leur avoir procuré ces plaisirs qu’ils prennent pour des bienfaits et des services, mais que je n’envie quant à moi ni à ceux qui les procurent ni à ceux qui les reçoivent. Si l’on m’accuse de déformer la jeunesse en la mettant à la torture par mes questions, ou d’insulter les vieillards en tenant sur eux des propos sévères en public et en particulier, je ne pourrai ni leur répondre selon la vérité : c« Mon langage est juste, ô juges, et ma conduite conforme à votre intérêt », — ni dire quoi que ce soit d’autre ; de sorte que selon toute apparence je n’aurai qu’à subir mon destin.

  1. Des deux expressions soulignées ici et plus bas, la première est celle dont se servait l’acte d’accusation de Socrate (déformer, corrompre, cf. Apol. 24 b), la seconde reproduit la plainte courante de ses contradicteurs (mettre dans l’embarras, cf. Mén. 79 e). Platon joue sur leur double sens.