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MÉNON

Fassent les dieux qu’aucun de mes parents, de mes proches, de mes amis, qu’il soit notre concitoyen ou qu’il soit étranger, ne devienne jamais assez fou pour aller se faire empester par ces gens-là ; car ils sont vraiment une peste et un fléau pour quiconque les approche !

Socrate. — Eh quoi, Anytos ? Ceux-là seuls, entre tant de gens qui se targuent de savoir se rendre utiles, seraient tellement différents des autres que non seulement ils ne seraient pas, comme eux, utiles à ce qu’on leur confierait, mais qu’en outre ils en causeraient d la ruine ? Et c’est pour ce genre de service qu’ils oseraient ouvertement réclamer un salaire ? Je ne puis le croire, quant à moi. Ce que je sais, c’est que Protagoras, à lui seul, a gagné plus de richesses avec ce talent que Phidias, l’auteur incontesté de tant de chefs-d’œuvre, et dix autres sculpteurs mis ensemble ! Quelle chose étrange et prodigieuse tu nous racontes ! Un raccommodeur de vieilles chaussures, un ravaudeur de vêtements ne resteraient pas trente e jours avant de se trahir s’ils rendaient les chaussures et les vêtements en plus mauvais état qu’ils ne les avaient reçus, et, à faire ce métier, ne seraient pas longs à mourir de faim ; et Protagoras, au contraire, aurait pu dissimuler à toute la Grèce qu’il gâtait ceux qui l’approchaient, qu’il les renvoyait pires qu’il ne les avait pris, et cela pendant plus de quarante ans ! Car il est mort, si je ne me trompe, à près de soixante-dix ans, après quarante ans d’exercice de sa profession[1] ; et durant tout ce temps, jusqu’à ce jour même, sa gloire n’a jamais faibli. Il n’est pas le seul, d’ailleurs ; bien d’autres ont fait de même, 92 quelques-uns avant lui, d’autres après, et qui vivent encore. Dirons-nous qu’ils savaient ce qu’ils faisaient, quand ils gâtaient, comme tu dis, et trompaient la jeunesse, ou l’ont-ils fait sans le savoir eux-mêmes ? Croirons-nous qu’ils aient été fous à ce point, eux qui passent aux yeux de quelques-uns pour les plus habiles de tous les hommes ?

    de ce qu’on entend alors couramment par la vertu politique ou simplement la vertu, et Protagoras ne définit pas autrement l’objet de son enseignement (Prot. 318 e). Socrate peut la faire sienne provisoirement (cf. Gorg. 520 e et Xén. Mém. I, 2, 64) : il reste toujours à savoir ce qu’on entend par « bien gouverner » (cf. p. 246, n. 1).

  1. Texte important pour la chronologie de Protagoras (cf. p. 31,