Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome IV, 2 (éd. Robin).djvu/296

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
84
LE BANQUET

entendant cela, à mon tour je répliquai : « En ce qui est de mon fait je me suis expliqué, et dans mes paroles il n’y a rien qui ne soit conforme à ma pensée. C’est à toi de délibérer sur ce que tu juges le meilleur pour toi aussi bien que pour moi. — Mais oui, répondit-il, tu as parfaitement raison : nous emploierons en effet les jours qui viennent à décider b de la conduite qui se révélera pour nous deux la meilleure, là-dessus comme sur toute autre chose. » Point de doute pour moi après ses paroles et les miennes : c’étaient comme des flèches que je venais de lancer, et je croyais bien l’avoir blessé ! Donc je me lève, et, sans lui laisser la possibilité d’ajouter le moindre mot, je couvre l’homme du manteau que j’avais (on était en effet en hiver), je m’allonge au lit par dessous le vieux manteau[1] de qui vous voyez, je jette mes deux bras autour de cet être, divin véritablement et merveilleux ; c et c’est ainsi étendu que je passai la nuit entière. En ceci même, tu ne vas pas, Socrate, cette fois non plus alléguer que je mens ! Or, ce qui est sûr, c’est que tous mes beaux efforts ne firent que grandir son triomphe ; car il dédaignait la fleur de ma beauté, il la bafouait, il l’insultait ; et c’était justement l’article sur lequel je croyais ma partie bonne. Messieurs les Juges… Juges, vous l’êtes en effet de l’outrecuidance de Socrate[2] ! Voici donc de quoi vous devez être bien instruits : c’est, j’en atteste les dieux, j’en atteste les déesses, qu’après cette nuit passée auprès de Socrate il n’y avait, quand je me levai, rien de plus extraordinaire d que si j’avais dormi aux côtés de mon père ou d’un frère plus âgé !

“Vous figurez-vous maintenant quel était, après cela, mon état d’esprit ? entre l’idée que j’étais méprisé, et d’autre part l’étonnement que m’inspiraient la personnalité de cet homme, sa sagesse, sa vaillance ? cette rencontre que j’avais faite d’un être humain, comme il ne me paraissait pas pos-

  1. De son vrai nom le tribôn, le manteau de bure grossière que porte toujours Socrate, le manteau des pauvres gens. Les Cyniques ont été sans doute les premiers à en faire la tenue du philosophe. À l’époque impériale, quiconque veut aux yeux du public en faire figure se montre avec le tribôn et avec une longue barbe.
  2. Un procès intenté à Socrate devant ce tribunal de buveurs par Alcibiade, se plaignant que sa jeunesse n’ait pas été corrompue !