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PHÈDRE

que les seconds font fi de lui, alors que dans ton commerce avec les autres il trouve son profit. J’en conclus que celui-là te donne bien plus d’espoir de voir l’amitié e naître de la réalisation de ses vœux, à la place de l’inimitié.

« Il y a plus : parmi ceux qui aiment, beaucoup commencent par faire du corps l’objet de leur désir sans connaître le naturel de l’aimé, sans s’être mis au courant de ce qu’est d’autre part sa situation personnelle ; par suite ils ne peuvent être certains qu’ils tiendront encore à cette amitié le jour où leur désir aura pris fin. 233 Mais chez ceux qui n’aiment pas il y a eu, pour commencer, une mutuelle amitié, avant même qu’ils aient réalisé leur dessein ; ainsi il n’est pas vraisemblable que la satisfaction qu’ils en auront ressentie fasse diminuer cette amitié ; que, bien plutôt, elle subsistera comme un gage de ce que promet l’avenir. Il y a plus : il t’appartient d’acquérir, en me cédant, une valeur plus haute qu’en cédant à un amoureux. Ces gens-là en effet vont jusqu’à louer chez l’aimé paroles et actions, même à l’encontre de ce qui est le meilleur, en partie dans la crainte de se faire détester, en partie aussi parce que le désir a pour effet b de corrompre en eux le jugement ; car voici de quelle sorte sont les effets que manifeste l’amour : une malchance qui pour le reste des hommes n’est pas motif à se chagriner, il la leur fait tenir pour une affliction ; une bonne chance qui ne mérite même pas qu’on se réjouisse, il les contraint d’y trouver matière à louange de leur part. J’en conclus que c’est la pitié, beaucoup plus que l’envie, qui convient à l’égard de ceux qui sont aimés ! Si en revanche tu me cèdes, d’abord ce n’est pas à servir la jouissance présente que tendra mon commerce avec toi, mais encore à servir ton intérêt dans l’avenir ; sans c me laisser subjuguer par l’amour, mais en me dominant moi-même[1] ; sans me laisser non plus empor-

  1. L’amant sans amour se domine, tandis qu’un authentique amoureux en est incapable (cf. 231 d, 232 a) ; c’est en effet son amour qui le domine. Il y a là une sorte de doublet du mot qu’on prête au vieil Aristippe, le protagoniste de la morale du plaisir : « Je possède Laïs, je n’en suis pas possédé ! » Ainsi, ce que le discours entreprend de prouver par cette fiction d’un désir sans émotion, c’est que celui-ci, loin d’abolir l’exercice de l’intelligence, le favorise au