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PHÈDRE

la honte et l’effroi, mouille de sueur l’âme tout entière ; mais l’autre, une fois passée la souffrance que lui ont fait endurer et le mors et sa chute, n’a pas encore repris haleine que déjà sa colère se répand en invectives et qu’il abreuve de ses reproches le cocher ainsi que son compagnon d’attelage : par lâcheté, par pusillanimité, ils ont déserté d le rang et trahi leur engagement ! Et, comme de nouveau, malgré leurs refus, il les met en demeure de revenir à la charge, c’est à grand peine qu’ils obtiennent de lui qu’on remette à une autre fois. Puis, quand arrive l’époque convenue, comme ils font tous deux mine d’en avoir perdu souvenance, il les en fait de force se ressouvenir, il hennit, il tire : une fois de plus il les a contraints d’approcher du bien-aimé, pour lui tenir les mêmes propos ! Enfin, maintenant que les voilà à proximité, il se penche en avant sur lui, il déploie sa queue, il mâchonne le mors, il tire sans vergogne. Le cocher cependant e a ressenti, plus vivement encore, le même sentiment ; comme s’il avait devant lui la barrière[1], il se renverse ; avec plus de violence encore, il ramène le mors en arrière et, l’arrachant des dents du cheval révolté, il ensanglante la bouche injurieuse et les mâchoires de celui-ci ; forçant à toucher terre ses jambes et sa croupe, il le livre aux douleurs[2] ! Or, quand elle a été plusieurs fois traitée de la même façon, la mauvaise bête enfin renonce à la démesure ; elle suit désormais, l’échine basse, la décision réfléchie du cocher et, lorsqu’elle aperçoit le bel objet, elle se meurt d’effroi. Ce qui en résulte finalement, c’est qu’alors l’âme de l’amoureux est désormais pleine de réserve autant que de crainte, quand elle se fait suivante du bien-aimé.

Comment il se partage : explication physique.

« 255 Voilà donc que, par là même, à ce dernier est vouée une dévotion sans bornes comme à un égal des dieux : l’amant ne joue pas la comédie[3] ; c’est là au contraire sa disposition véritable ; et lui, de son côté, il a une amitié naturelle pour

    bien-aimé est l’idole qui éveille dans le souvenir la réalité resplendissante, jadis entrevue, de la Beauté (250 bc ; cf. p. 44, n. 1).

  1. La corde barre la piste ; le cheval se cabre, impatient.
  2. Formule assez fréquente, d’origine homérique (Od. XVII, 567).
  3. Comme celui de Lysias, qui feignait n’être pas amoureux.