Page:Poe - Notice sur la traduction de Bérénice, paru dans L’Illustration, 17 avril 1832.djvu/13

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vues tout à l’heure, Les dents ! les dents ! Elles étaient là, et puis là, et partout, visibles, palpables devant moi, longues, étroites et excessivement blanches, avec les lèvres pâles se tortillant autour, dans le moment de leur plus terrible développement, Alors arriva la pleine furie de la monomanie, et je luttai en vain contre son irrésistible et étrange influence, Dans le nombre infini des objets du monde extérieur, je n’avais de pensées que pour les dents. Tous les autres sujets, tous les intérêts divers furent absorbés dans cette unique contemplation. Elles, elles seules étaient présentes à l’œil de mon esprit, et leur individualité unique et persistante devint l’essence même de ma vie intellectuelle. Je les regardais dans tous les jours, je les tournais dans tous les sens. J’étudiais leurs signes caractéristiques, leurs marques particulières ; je m’appesantissais sur leur conformation, je méditais sur l’altération de leur nature, et je frissonnai quand je leur attribuai dans mon imagination une faculté de sentiment, et même, sans le secours des lèvres, une faculté d’expression morale. On a dit de mademoiselle Sallé que tous ses pas étaient des sentiments, et de Bérénice je croyais plus sérieusement que toutes les dents étaient des idées.

Et le soir descendit sur moi, et les ténèbres vinrent, s’épaissirent, s’en allèrent, et un jour nouveau parut, et les brumes d’une seconde nuit vinrent se répandre autour de moi, et toujours je restais sans mouvement dans cette chambre solitaire, toujours enseveli dans ma méditation, et toujours le fantôme des dents maintenait son ascendant terrible, au point qu’avec la plus vivante et La plus hideuse netteté, il flottait à travers le jour et les ombres changeantes de la chambre, Enfin mes visions furent efficacement brisées par un grand cri d’horreur et d’épouvante, auquel succéda, après une pause, un bruit de voix entrecoupées par de sourds gémissements de douleur ou de peine. Je me levai brusquement de mon siége, et, ouvrant une des portes de