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fresques du grand salon, — dans les tapisseries des chambres à coucher, — dans les ciselures des piliers de la salle d’armes, — mais plus spécialement dans la galerie des vieux tableaux, — dans la physionomie de la bibliothèque, — et enfin dans la nature toute particulière du contenu de cette bibliothèque, — il y a surabondamment de quoi justifier cette croyance.

Le souvenir de mes premières années est lié intimement à cette salle et à ses volumes, — dont je ne dirai plus rien. C’est là que mourut ma mère. C’est là que je suis né. Mais il serait bien oiseux de dire que je n’ai pas vécu auparavant, — que l’âme n’a pas une existence antérieure. Vous le niez ? — ne disputons pas sur cette matière. Je suis convaincu et ne cherche point à convaincre. Il y a, d’ailleurs, une ressouvenance de formes aériennes, — d’yeux intellectuels et parlants, — de sons mélodieux mais mélancoliques ; — une ressouvenance qui ne veut pas s’en aller ; une sorte de mémoire semblable à une ombre, — vague, variable, indéfinie, vacillante ; et de cette ombre essentielle il me sera impossible de me défaire, tant que luira le soleil de ma raison.

C’est dans cette chambre que je suis né. Émergeant ainsi au milieu de la longue nuit qui semblait être, mais qui n’était pas la non-existence, pour tomber tout d’un coup dans un pays féerique, — dans un palais de fantaisie, — dans les étranges domaines de la pensée et de l’érudition monastiques, — il n’est pas singulier que j’aie contemplé autour de moi avec un œil effrayé et ardent, — que j’aie dépensé mon enfance dans les livres et prodigué ma jeunesse en rêveries ; mais ce qui est singulier, — les années ayant marché, et le midi de ma virilité m’ayant trouvé vivant encore dans le manoir de mes ancêtres, — ce qui est étrange, c’est cette stagnation qui tomba sur les sources de ma vie, — c’est cette complète interversion qui s’opéra dans le caractère de mes pensées les plus ordinaires. Les réalités du monde m’affectaient comme des visions, et seule-