Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 5, 1929.djvu/197

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l’agent de publicité Lenoir. J’ai eu le tort impardonnable de ne m’y pas arrêter et de ne pas offrir immédiatement la présidence du Conseil à M. Clemenceau. Je ne la lui ai pas offerte parce que j’aurais commis un abus d’autorité et une injustice en demandant à Viviani une démission que rien ne motivait et parce que malgré la haute valeur intellectuelle de M. Clemenceau, malgré son patriotisme et malgré son courage, je me défie beaucoup, un peu trop peut-être, de ses foucades, de sa versatilité et du souverain mépris qu’il a pour tous les hommes, à l’exception, sans doute, d’un seul. Auprès de lui, je me rappelle toujours le mot d’Eschyle, si souvent oublié du monde politique : « L’orgueil, fils du succès et qui dévore son père. » Ce n’est certes point par ambition que Clemenceau peut désirer le ministère. C’est parce qu’il est convaincu qu’il sauvera la patrie et que personne en dehors de lui ne la peut sauver. Si jamais vient son heure, je n’hésiterai pas à l’appeler; mais, dans une guerre comme celle-ci, on usera des hommes à l’arrière comme à l’avant et mieux vaut, après tout, ne pas jeter au feu tous les chefs à la fois.

Malgré ce que m’avaient dit MM. Ribot, Dubost et Deschanel, ou plutôt même à cause de ce qu’ils m’avaient dit et parce que je ne veux mettre aucun tort de mon côté, j’avais donc écrit à M. Clemenceau : « Mon cher président, je serais heureux de causer quelques minutes avec vous, si vous pouviez passer à l’Élysée entre deux et quatre heures. Recevez l’assurance de mes sentiments dévoués. » Il est venu très sombre et visiblement très hostile. J’ai essayé de lui donner les explications de M. Messimy sur l’évacuation de Lille