Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 5, 1929.djvu/199

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quelques minutes, avec la violence haineuse et incohérente d’un homme qui a complètement perdu le contrôle de soi-même et avec la fureur d’un patriote déçu qui se croit seul capable de ramener la victoire sous nos drapeaux. Si j’avais été libre de mes paroles et de mes actes, je n’aurais pu me défendre de le jeter à la porte. Par respect pour mes fonctions et pour son âge, je me suis retenu. J’ai eu cependant le tort de l’interrompre une fois et de lui dire impatiemment : « C’est un mensonge. » Il a répliqué d’un trait : « Ceux qui parlent de mensonge sont ceux auxquels on peut retourner ce mot. » Puis il a continué sa diatribe. Je tenais les yeux fixés sur lui, regardant avec stupéfaction ce vieillard irrité, qui se soulageait de ses angoisses en vomissant sur moi des flots d’injures. Je l’ai laissé aller ainsi, sans plus rien lui répondre. Il a fini par se lever, tout frémissant de colère, et m’a lancé cette dernière phrase : « D’ailleurs, à quoi pensez-vous en un moment comme celui-ci ? À vous faire encenser par le Figaro et par Alfred Capus. » Je n’ai compris qu’après son départ la raison de cette dernière sortie. Lorsqu’il avait traversé, avant d’entrer dans mon cabinet, celui de mon nouveau secrétaire général civil, mon ami Félix Decori, il avait trouvé auprès de mon collaborateur Alfred Capus, qui est très lié avec lui et dont j’ignorais entièrement la présence. Il a suffi de cette rencontre pour ajouter un aliment à la rancune de M. Clemenceau. Sa crise ne s’est pas apaisée avant qu’il eût pris le parti de s’en aller. Il s’est éloigné en répétant qu’avec les socialistes au pouvoir, je perdrais la France, et en guise d’adieu, il s’est écrié : « Je suis heureux de partir. » Le voyant