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Page:Poincaré - Comment fut déclarée la guerre de 1914, Flammarion, 1939.djvu/45

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COMMENT FUT DÉCLARÉE LA GUERRE DE 1914

d’une descente de matrice, constamment crispée par une maladie de cœur, elle a trouvé en cet homme entreprenant et grossier une sorte de consolateur secret et elle a, prétend-on, avec lui, de longs et mystérieux entretiens. Or, il y a quinze jours, Raspoutine a reçu un coup de poignard, qui lui a été donné par une femme au cours d’un voyage qu’il avait entrepris. On a annoncé que sa vie était en danger. Puis, à la veille de mon arrivée, le silence s’est fait. Le moujik est-il mort ? Et a-t-on voulu cacher cette mort à l’Impératrice ? Est-il vivant ? Et où est-il aujourd’hui retiré ? D’après M. Paléologue, nul n’est renseigné. L’Impératrice sait, en tout cas, qu’il a été gravement blessé et qu’il a été relevé mourant ; et elle est calme, souriante, impénétrable et ne semble vivre que pour son mari et ses enfants.

Je lui offre les cadeaux que j’ai apportés pour la famille impériale : tapisseries des Gobelins, représentant les quatre saisons, d’après les cartons de Chéret, nécessaire d’automobile avec objets en or, garniture complète de bureau pour le grand-duc héritier, bracelets-montres, ornés de diamants en roses, pour les grandes-duchesses. Les quatre jeunes filles sont ravies. Je remets au tsarévitch, au nom du gouvernement qui m’en a chargé, le cordon de grand-croix de la Légion d’honneur, rétréci à sa taille enfantine.

Nicolas II revient avec moi en voiture, sans aucun apparat, au palais de Peterhof, où il offre un déjeuner aux officiers de la division française. Vers trois heures, mon général russe m’emmène à la gare de Peterhof, où l’Empereur se rend, de son côté, en compagnie de l’Impératrice et des quatre grandes-duchesses. Le tsarévitch ne vient pas, soit qu’on le juge trop jeune, soit que son état de santé ne lui permette pas de supporter trop de fatigues. On a raconté sur lui les choses les plus étranges et les plus contradictoires. La vérité est simplement qu’il est atteint d’hémophilie, affection qui provoque au moindre choc de dangereuses hémorragies sous-cutanées. C’est sa mère qui lui a transmis cette affreuse maladie, dont sont morts plusieurs membres de la famille de Hesse. L’Impératrice sait que son fils souffre par elle et elle en est si malheureuse que ceux qui la connaissent le mieux expliquent par cette douleur intime les égarements de son mysticisme.

Les quatre grandes-duchesses portent la même toilette, manteaux blancs, robes roses, chapeaux de paille garnis de fleurs. Elles n’ont pas encore assisté aux revues militaires de Krasnoïé-Sélo et elles sont très heureuses du nouveau spectacle qui va leur être offert. Je passe dans le compartiment impérial la demi-heure que dure notre trajet entre Peterhof et Krasnoïé-Sélo. Les jeunes filles rivalisent de bonne humeur avec leurs parents.