Page:Pourtalès - Wagner, histoire d'un artiste, 1948.pdf/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
194
RICHARD WAGNER


remparts de la ville, faisant place au prudent Créon, leur oncle. Celui-ci médita ce jugement des dieux. Il reconnut la valeur de l’opinion publique, comprit que le fond en était l’habitude, la crainte, la haine de la nouveauté. La conscience morale de l’homme était entrée en conflit avec l’intérêt plus fort de la société, cette conscience se sépara alors pour s’établir sous forme de religion, tandis que son noyau pratique fonda l’État. Et cette moralité, qui avait été auparavant quelque chose de vivant, de chaud dans la société, ne fut plus qu’une chose pensée, un désir. Quant à l’État, il se retrancha dans l’utile. Le seul cœur qui désormais l’habitât, cœur en deuil où s’était réfugiée l’humanité, était celui d’une vierge, et l’amour y croîssait. Antigone ne comprenait rien à la politique. Elle aimait. « Elle aimait Polynice, son frère, parce qu’il était malheureux. Que signifiait donc cet amour qui n’était ni un amour sexuel, ni un amour maternel, ni un amour filial, ni un amour fraternel ? C’était la plus sublime fleur de toutes ces amours. Des ruines de l’amour sexuel paternel, filial, fraternel, que la sociélé avait renié et l’État démenti, naissait, nourrie de la sève indestructible de toutes ces amours, la fleur magnifique du pur amour de l’humanité… Antigone savait qu’elle devait obéir à l’inconsciente nécessité de s’anéantir elle-même, et, avec cette conscience de l’inconscient, elle fut l’être humain le plus parfait, l’amour dans sa plénitude et sa toute-puissance. » Pas une main ne s’éleva en sa faveur lorsqu’elle fut couduite à la mort. Et pourtant les citoyens pleurèrent d’avoir à la condamner au supplice. Mais l’ordre et la tranquillité exigeaient une victime humaine. « Et la malédiction d’amour d’Antigone anéantit l’État… » Périssent donc les dieux qui n’écoutent point la voix du cœur douloureux des hommes ! « Sainte Antigone, s’écrie Wagner, je t’implore. Fais flotter ta bannière pour nous anéantir et nous racheter sous ses plis… Aujourd’hui encore, nous n’avons qu’à interpréter fidèlement le mythe d’Œdipe, selon son essence intime, pour y trouver une image intelligible de toute l’histoire de l’humanité, depuis les commencements de la société jusqu’à la dissolution de l’État. La nécessité de cette dissolution est pressentie dans le mythe ; c’est à l’histoire véritable de l’exécuter. »

Et d’abord à l’artiste. Au compositeur. Au révolution-