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LA FORGE DE L’« ANNEAU »


de dix-huit et seize ans, Blandine et Cosima, un garçon de quatorze, Daniel. Ils vivent là fort retirés, sous la garde d’une institutrice âgée et très ancien régime. Leur père ne les a pas revus depuis huit ans. Aussi y a-t-il de la surprise de part et d’autre, de 1‘émotion. Liszt, ce grand amateur de femmes, est ravi de trouver ses filles si charmantes, élevées de manière remarquable par cette Mme Patersi, sous la surveillance un peu lointaine, mais supérieurement intelligente de leur mère, la comtesse d‘Agoult, enveloppées aussi de l’affection de leur aïeule, la vieille dame Liszt, qui n’a point quitté Paris depuis les temps lointains où son fils y donnait des leçons de piano aux demoiselles de l‘aristocratie. On organise une soirée. Berlioz est invité. Et Wagner lit la scène de la mort de siegfried, au dernier acte du Crépuscule des Dieux. Il n’observe chez ces ingénues, qui l’écoutent les yeux baissés, qu’une grande timidité. Image qui bientôt s’efface de sa mémoire. Mais la fille cadette de Franz, Cosima, devait se souvenir toute sa vie de ce 10 octobre, où apparut devant elle cet étrange ami de son père, aux cheveux déjà grisonnants.

À la fin du mois, Wagner revient à Zurich. Le voici dans les dispositions intimes les plus favorables à la composition : des dettes pressantes, un compliqué projet de vente de ses opéras à l’éditeur Haertel, des agacements de toute sorte, sa maladie nerveuse, et cinq années et demie d’accalmie créatrice suivies « d’une sorte de migration de son âme » au pays de la musique.

En moins de trois mois, tout l’Or du Rhin est fixé, ainsi que la plupart des motifs qui forment l‘architecture de la Tétralogie. « L’Or du Rhin est fini ; mais moi aussi je suis fini », écrit-il à Liszt le 15 janvier de 1854. Cela n’est pas vrai du reste. Ce découragement passager n’est motivé que par une exécution médiocre de Lohengrin à Leipzig. Et Wagner attache toujours une valeur morale à la bonne présentation de ses œuvres, toute réalisation scénique insuffisante devant lui porter préjudice aussi bien qu’à sa « cause ». « J‘y vois la punition humiliante du crime que j‘ai commis contre moi-même et ma conscience lorsque j’ai manqué à ma résolution et que j’ai consenti à laisser représenter mes opéras. » Déshonneur, humiliation, et tout cela « pour une vie