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RICHARD WAGNER


tu ? » Et il répondait : « Si je ne t’avais trouvée, je n’eusse plus écrit une seule note de musique. » Alors elle s’en retournait à sa plume : « Aux jours de fête on s’aperçoit combien la vie est triste… Lorsque je veux lui dire comme je l’aime, je sens toute mon impuissance ; je ne saurai le lui exprimer que dans l’embrassement de la mort. » Ainsi Cosima demeurait celle que Wagner avait désignée pour incarner Senta, et remplirait jusqu’au bout la mission dont il l’avait chargée.

L’hiver — le dernier hiver à Tribschen — s’en allait tranquillement sous ce ciel un peu mélancolique, tandis que mûrissait l’admirable Crépuscule, où culmine la marche funèbre de Siegfried. Nietzsche avait envoyé sa Naissance de la Tragédie, parue en librairie le 2 janvier de 1872. « À chaque page, vous le verrez », écrivait-il à Wagner, « j’ai cherché à vous remercier pour tout ce que vous m’avez donné… Je sens avec orgueil que je sois marqué d’un signe, et que toujours on nommera mon nom avec le vôtre. » Wagner répondit aussitôt : « Je n’ai jamais rien lu de plus beau que votre livre. » Et Cosima : « … Qu’il est beau et profond ! Qu’il est profond et hardi ! Qui vous récompensera, je me le demanderais avec angoisse, si je ne savais que, dans la conception le ces choses, vous avez dû trouver la plus belle récompense… Dans ce livre, vous avez évoqué les démons que je croyais obéissants à notre maître seul… Je l’ai lu comme un poëme qui nous ouvrirait les problèmes les plus profonds, et je ne puis m’en séparer, non plus que le maître, car il fournit une réponse à toutes les questions inconscientes de mon âme. »

Chaque jour, Wagner en relisait quelque passage avant de se remettre à la composition du troisième acte du Crépuscule. Ce n’était toutefois qu’un livre pour l’élite, pour tous et pour personne, comme Nietzsche le dira plus tard de son Zarathoustra. Un livre, surtout, pour les générations futures, formées par la musique de Wagner. Du moins était-ce là ce qu’il croyait de bonne foi, en associant à sa pensée l’œuvre du devin de Tribschen et le paysage si pur où glissait la haute silhouette de Cosima. Comme l’observe le professeur Charles Andler : « Naxos, pour lui, était partout où vivait Cosima ; le dionysisme était partout où vivait Wagner. » Mais la lune de miel de cette amitié amoureuse allait finir, et la maison de Tribschen se fermer pour toujours.