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LE MASQUE DE BEETHOVEN

Une nouvelle émotion enfin dont il gardera toute sa vie le souvenir, c’est l’apparition sur la scène de Leipzig de Wilhelmine Schröder-Devrient dans Fidélio. « Je ne trouve guère d’événement qui ait eu sur moi une influence aussi forte que cette représentation. » Un immense désordre de sensations s’ensuit. Il voudrait créer, d’une façon ou d’une autre exprimer le tumulte qui l’emplit après avoir entendu chanter dans Fidélio cette prima donna de vingt-cinq ans. Il écrit à la cantatrice, dépose sa lettre à son hôtel. Qu’elle se souvienne de son nom obscur et banal, car un jour, lorsqu’il signifiera quelque chose dans le monde des arts, elle se saura responsable de l’impulsion donnée à son existence. La voir ? Lui parler ? Il n’y songe pas. Il n’analyse rien, étant dépourvu de tout sens critique. Il éprouve, il classe, il hiérarchise avec un tact lui aussi mystérieux. Vivant parmi les femmes, il n’en connaît aucune. Sevré de toute amitié, c’est aux morts qu’il dédie ses affections passionnées. Il n’a d’autre ressource que d’inventer la vie. Mais qui dira de quelles nappes souterraines le chant d’un artiste monte à la surface et jaillit un jour en mélodies où chacun de nous croira s’entendre et se reconnaître ?