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RICHARD WAGNER


du comte, Jenny et Augusta Raymann, s’occupèrent aussitôt de lui tourner la tête. Elles étalent des amies de sa sœur Ottilie. Et Richard fit enfin ses débuts dans la carrière du cœur, la seule où l’homme conquiert, au prix de ses blessures, ses titres de grandeur.

Nous pourrions n’attacher qu’une importance limitée aux amourettes de Wagner et de Jenny Raymann. C’est une aventure de quelques semaines. Mais voici les premiers cris d’un combattant qui en devait pousser de formidables, ses premiers ravissements, sa première défaite. « Un idéal de beauté et une brûlante fantaisie, tu as tout dans ces quelques mots », écrit-il à son ami Théodore Apel. « Mon œil idéalisateur voyait en elle tout ce qu’il désirait y trouver, et c’était là le malheur. Quelle lutte j’ai dû soutenir avec mes passions dérèglées !… Ce qui peut blesser un amour passionné, tu le devines ; mais ce qui peut le tuer est plus affreux que tout. Ecoute et donne-moi ta pitié : elle n’était pas digne de mon amour. » Mots enfantins, mais, avec plus ou moins de goût et de force, les hommes emploient en général les mêmes. Ceux-ci sont pourtant peu communs sous la plume d’un adolescent. Ils montrent précisément les symptômes de la grande fièvre humaine dont la première attaque va déterminer une fois pour toutes les phases par où elle évoluera dans les crises futures : une idéalisation volontaire, suivie des froissements inévitables de l’amour-propre, puis un déchaînement passionnel qui s’achève en un sursaut d’orgueil. Ainsi se glissa la volupté dans la vie de ce jeune homme violent et faible, pour la douleur des femmes qui l’aimeront plus tard.

Jenny et Augusta s’amusèrent de cet amoureux novice et exigeant. Elles se gardèrent de le prendre au sérieux, destinées comme elles l’étaient à chercher un établissement durable parmi la petite noblesse du voisinage. Sans doute ignorèrent-elles toujours qu’elles avaient semé dans cette terre ardente les germes de la haine et de la poésie. Lorsqu’il prit congé de ces deux belles jeunes filles, après six semaines de séjour au château de Pravonin, Wagner n’aurait su dire s’il était amoureux ou irrité. « Je devins dur et blessant ; je me perdis en digressions sur l’esprit de la Révolution française… » Sans doute les aimailt-il ; sans doute se les souhaitait-il toutes deux pour maîtresses ; sans doute balançait-il s’il