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« IDÉAL » ET « HONORABILITÉ »


absences légales des artistes, mieux valait pourtant prendre un peu le large. Et comme malgré la faillite, le théâtre de Magdebourg comptait rouvrir ses portes en septembre, et qu’il s’en remettait à son actif directeur musical pour engager les soliles nécessaires, Wagner partit en tournée d’impresario.

Auparavant, cependant, il fit avec Minna Planer et l’une de ses sœurs une fugue à Dresde et dans les vallons boisés de la Suisse saxonne. « Nous y passâmes des jours heureux pleins d’innocente et de juvénile gaîté, et qui ne furent troublés qu’une fois par un de mes accès de jalousie. Cette jalousie n’avait aucune raison d’être durant ce voyage, mais je la portais en moi ; elle résultait des impressions du passé et d’une crainte indéfinle de l’avenir, crainte motivée par des expériences que j’avais faites jusqu’alors avec les femmes. Malgré cela, cette excursion, et particulièrement une admirable et chaude nuit d’été que nous passâmes presque entière en plein air, aux bains de Schandau, demeura pour ainsi dire le seul souvenir heureux de mon amour de Jeunesse. »

Peut-être vaudrait-il mieux lire le seul souvenir calme, confiant, le seul qui ne fût pas encore gâté par l’étrange besoin qu’ont les jaloux d’empoisonner les eaux limpides de leur plaisir. Car en Waguer se formait déjà cet appétit de tourments qui pousse certains êtres insatiables de cœur et puissants d’imagination, mais, de sens trop vite repus, vers la seule volupté sans déceptions, la douleur. Dès alors, la beauté de Minna, son rire, ses baisers étaient une musique sans mystère. Comme dès alors Leipzig, son Gewandhaus, et la gloire qu’un jeune compositeur peut retirer d’un applaudissement intermittent, étaient satisfactions puériles. Il fallait creuser tout cela, se creuser soi-même, bêcher et labourer cette terre où l’on se voulait des racines si profondes qu’elles s’étendissent au sous-sol de l’humanité entière.

C’est ainsi que, voyageant entre Teplitz, Prague, Nuremberg, Karlsbad, Francfort, à la recherche de ses futurs chanteurs, Wagner prend conscience de lui-même. Il confie à sa mère, à laquelle le relie une primitive et forte affection, les premiers frémissements de son orgueil blessé. « … Il vient un temps où les séparations se font toutes seules, où nos rapports mutuels ne concernent plus que la vie extérieure, où nous devenons